Maroun Aouad
Dans son Abrégé de la « République » (ARép) de Platon, Averroès (Ibn Rushd, 520-595 / 1126-1198) introduit un excursus sur la guerre juste qu’il identifie avec la guerre civilisatrice. Ce développement est d’abord intéressant en lui-même, car il montre de manière subtile les réquisits de la doctrine rushdienne de la guerre civilisatrice et peut-être même de toute doctrine rationnelle de celle-ci. Mais il est aussi une parfaite illustration de la manière dont le Commentateur ancre sa pensée dans diverses traditions pour les dépasser au besoin : Platon (428-427 av. J.-C. à 347-346 av. J.-C.), Aristote (384 av. J.-C. à 322 av. J.-C.), al-Fārābī (m. 339 / 950), le Coran1)- le Livre révélée dans sa littéralité au Prophète Muhammad - et le hadîth, à savoir la relation des dit et actes de celui-ci. J’essaierai ici d’exposer cette doctrine, d’en évoquer les sources et de signaler les voies qui l’ont fait connaître dans les milieux savants occidentaux, chrétiens et juifs2).
Rappelons que ARép, dont je tire le passage sur la guerre juste qui sera notre fil directeur, commente la République de Platon. ARép a été rédigé par Averroès entre 1177 et 1182 probablement3).
Mais l’original arabe est perdu et seules sont conservées, du Moyen-âge et de la Renaissance, une traduction hébraïque et deux traductions latines faites sur celle-ci4). Nous reviendrons sur celles-ci plus loin.
Averroès avertit, dès le début de son ouvrage5), qu’il ne retient que les arguments scientifiques (démonstratifs) de la République et qu'il élimine ses arguments dialectiques. Cela signifie que sa méthode n’est pas fondée sur un quelconque témoignage, fût-il celui du Prophète Muhammad, mais qu’elle est ancrée dans la rationalité telle qu’impulsée par Platon et épurée par Averroès. Mais cela signifie aussi qu’il ne suit que jusqu’à un certain point le plan de la République. Dans son ouvrage divisé en trois livres, le premier ne traite que partiellement des Livres II, III, IV, V, de Rép, le deuxième partiellement des livres VI et VII, et le troisième du livre VIII et partiellement du livre IX. Quant au passage que nous analyserons ici, il est complètement absent de Rép. Averroès dit qu’il l’ajoute, avant de traiter, à la suite de Platon, du courage, et cela dans le but de cerner la finalité de cette excellence.
Averroès traite aussi de la guerre juste dans sa célèbre Bidâyat al-mujtahidwa Nihayat al-Muqtasid. Il s’agit d’un ouvrage d’usûl al-fiqh (méthodologie du droit musulman), plus précisément d’ikhtilâf, à savoir un traité où les opinions divergentes des juristes sur les questions fondamentales sont passées en revue et discutées. Averroès réduit, en général, leur divergence à des contradictions que l'on rencontre dans le Coran, dans le hadîth, entre le Coran et le hadîth, entre le Coran ou le hadîth et un raisonnement par analogie fondé sur le Coran ou le hadîth. Il expose souvent les solutions proposées: précepte général à préférer à un précepte particulier, ou inversement; verset révélé postérieurement à un autre et donc abrogeant; tradition moins fiable qu’une autre; l’intérêt général ; options en matière linguistique ou grammaticales; distinction entre l’obligatoire et le recommandable. La pierre de touche reste essentiellement le témoignage du Prophète et non des axiomes et une analyse purement rationnels. Deux chapitres de la Bidâya sont consacrés au jihâd, la guerre juste selon le Coran et le hadîth6). En voici un aperçu (je ne donne pas la division du deuxième chapitre, car il ne concerne pas les règles les plus générales du jihâd, mais la répartition du butin) :
Livre X, chap. 1: sur les règles du jihâd en général
1. Qualification légale de cette activité et personnes prenant part à elle.
2. Identification de l’ennemi: les polythéistes.
3. Dommages que l’on est en droit d’infliger à l’ennemi.
4. La question de l’appel à se convertir préalable à la guerre.
5. À partir de quel nombre d’ennemis faut-il renoncer à la guerre?
6. La trêve.
7. Les fins de la guerre: conversion ou paiement de la jizya7).
Livre X, chap. 2: sur les règles concernant les droits de l’Islam sur les biens des ennemis.
En somme, Averroès examine la question de la guerre juste dans deux contextes différents : juridique et philosophique. Je me concentrerai ici sur ce second traitement et n’évoquerai le premier que pour expliquer comment Averroès peut soutenir qu’il y a harmonie entre les deux.
La première phrase du passage d’Averroès traitant de la guerre juste pose un problème général et une thèse :
Nous disons qu’il y a deux méthodes par lesquelles les excellences en général sont réalisées dans les âmes des citoyens (ARép, p. 10, Lerner).
Il s’agit donc de répondre à la question suivante : quels sont les moyens de réaliser les excellences (vertus) ? Il s’agit des moyens par lesquels les excellences sont communiquées aux hommes et inculquées en eux et non des conditions qui rendent possible ce processus. Ainsi, une bonne organisation sociale permet la formation et l’apparition de personnes capables de transmettre par le discours leur connaissance des excellences, mais seul ce discours les communique efficacement.
La thèse d’Averroès est qu’il y a deux moyens de réaliser les excellences. Je m’efforcerai ici de dégager les prémisses sur lesquelles repose l’établissement de cette thèse, car elles sont révélatrices de l’anthropologie de notre auteur. Ces prémisses ne sont pas toutes explicitées et posées à la suite l’une de l’autre. En effet, certaines sont simplement indiquées : pour les déployer, il conviendra de se reporter à d’autres parties de l’œuvre d’Averroès. Une autre prémisse est, elle, développée à l’occasion d’une critique d’une position divergente de Platon. Cette critique est extrêmement importante, car elle met en cause l’héllénocentrisme de ce dernier.
La première méthode est constituée des arguments rhétoriques et poétiques
L’une d’elle est d’établir les opinions dans leurs âmes au moyen des arguments rhétoriques et poétiques (ARép, p. 10, Lerner).
Par de tels arguments. Averroès vise deux types de raisonnement qu’il a longuement étudiés dans sa logique, où il distingue plusieurs types d’arguments8). Les arguments démonstratifs, les plus rigoureux, conduisent à la certitude, c’est-à-dire à une vérité indiscutable. Ils sont réglés par une procédure complexe. Les arguments dialectiques conduisent à des opinions fortes. Les arguments rhétoriques sont de l’ordre du point de vue immédiat, c’est-à-dire d’un point de vue admis sans examen approfondi. Ces arguments peuvent être faux. Les arguments sophistiques sont un travestissement trompeur des types d’arguments précédents. Quant aux arguments poétiques, il s’agit de propositions affectant l’imagination, surtout de métaphores.
Ayant posé que le premier moyen de réaliser les excellences est constitué des arguments rhétoriques et poétiques, Averroès envisage la classe d’auditeurs auxquels ils s’adressent, le champ de connaissances couvert par ces arguments et le type de préparation à leur bonne réception.
La détermination de la classe d’auditeurs concernés tient au fait que les hommes n’ont pas les mêmes capacités intellectuelles.
Cette méthode est limitée aux sciences théoriques présentées au peuple, alors que la méthode par laquelle l’élite apprend les sciences théoriques est constituée des méthodes vraies, comme cela sera soutenu plus tard. En enseignant la sagesse au peuple, [Platon] a utilisé les méthodes rhétoriques et poétiques parce que le peuple est, à cet égard, dans l’une de ces deux situations : ou bien il connaît [les vérités théoriques] au moyen des arguments démonstratifs, ou bien il ne les connaît pas du tout. La première situation est impossible pour le peuple. La seconde est possible, car il convient que chaque homme obtienne autant de perfection humaine que sa nature et sa préparation lui permettent d’obtenir (ARép, p. 10, Lerner).
Dans ces lignes, Averroès distingue le « peuple » de « l’élite ». Par « peuple », il entend la masse des gens qui, pour des raisons naturelles, en raison de son éducation ou du fait de certaines circonstances, n’est pas en mesure de suivre une argumentation démonstrative ou dialectique9). Le peuple doit se contenter d’approximations de la vérité ou d’images. En revanche l’élite est en mesure de saisir la démonstration. Le peuple n’atteint donc pas pleinement la vérité, ne connaît pas au sens fort de ce terme.
Sans être conduire à la connaissance au sens strict, la rhétorique couvre néanmoins un champ immense qui concerne aussi bien les objets théoriques que les objets pratiques. Avant de produire les textes qui montrent cette application, il convient de rappeler rapidement ce que signifie pour Averroès la distinction du théorique et du pratique10). Est théorique un objet dont l’existence ne dépend pas de la volonté, Dieu ou la nature par exemple. Est pratique, un objet dont l’existence dépend de la volonté. Il s’agit des excellences éthiques, c’est-à-dire des habitus (dispositions stables à produire des actions) - tels le courage et la tempérance - régissant de manière appropriée nos passions et nos caractères, ainsi que des actions qui en sont issues. Mais ce sont aussi les arts pratiques, c’est-à-dire des habitus permettant de produire correctement des objets qui nous sont extérieurs, par exemple une chaise par un menuisier ou une armée bien organisé et armée correctement grâce à son général.
Comme l’atteste la précédente citation, il ne convient pas, lorsque l’on expose au peuple les résultats des sciences théoriques, c’est-à-dire des sciences dont les objets ne dépendent pas de la volonté, d’utiliser la démonstration, mais on se servira de méthodes rhétoriques et poétiques. Faut-il pour autant penser que les objets pratiques, qui dépendent de la volonté, peuvent être compris de manière démonstrative par le peuple?
En outre, la croyance que le peuple s’efforce d’avoir relativement à la connaissance du premier principe et de la cause finale autant qu’il est dans sa nature de croire est utile aux autres excellences éthiques et aux arts pratiques qu’il a été préparé à acquérir. Une fois que les excellences éthiques et les arts pratiques sont établis dans l’âme des gens du peuple au moyen de cette première méthode, ils peuvent alors être aussi conduits à réaliser les actions de ces arts et de ces excellences grâce aux deux sortes d’arguments à la fois, c’est-à-dire les arguments persuasifs et les arguments passionnels, qui les inclineront aux bonnes qualités (ARép, p. 10-11, Lerner).
Les croyances relatives aux objets théoriques que le peuple acquiert par la voie rhétorique ou poétique ont une certaine influence sur son comportement moral et sur sa manière de pratiquer les arts. Ainsi, la conception qu’il a de Dieu comme cause finale du monde déterminera son action dans la mesure, par exemple, où celle-ci aura à imiter d’une certaine façon cette cause à laquelle il faut tendre. Mais Averroès précise aussitôt que les objets pratiques sont eux-mêmes établis dans l’âme des gens du peuple au moyen des arguments «persuasifs» et «passionnels» - notre auteur vise sans doute respectivement les arguments rhétoriques et les propositions poétiques. Il distingue deux étapes à cet égard : d’une part, l’établissement des excellences et des arts, c’est-à-dire des habitus, ou dispositions stables à produire les actions, et, d’autre part, l’incitation à actualiser ces dispositions dans telle ou telle circonstance.
Voilà pour le champ de la rhétorique et de la poétique. Averroès évoque ensuite la préparation à celles-ci. Cette évocation est très brève, mais elle va être décisive dans la problématique de la guerre :
Cette première méthode d’enseigner sera surtout possible uniquement avec ceux des citoyens qui ont crû avec ces choses depuis le temps de leur jeunesse. Des deux méthodes d’enseigner, celle-ci est naturelle (ARép, p. 11, Lerner).
En d’autres termes, il ne suffit pas d’être un homme du peuple pour être réceptif aux arguments rhétoriques et poétiques. Il faut y avoir été préparé dès son enfance. Comment ? En ayant fréquenté « ces choses », à savoir les excellences éthiques et les arts pratiques. Avant d’être en mesure d’être persuadé des excellences, il faut les avoir en quelque sorte pratiquées.
Averroès ne nous en dit pas plus ici sur la nature de cette fréquentation. Mais si l’on se reporte aux textes où notre auteur traite de l’éducation des jeunes gens, nous constatons qu’il envisage deux types de formation. On se contentera de les résumer.
Le premier type de formation est traité au chapitre 9 du livre X du Commentaire moyen de « l’Éthique à Nicomaque » (CmEN) achevé par Averroès en 117711). Dans ce chapitre final du CmEN, Averroès soulève, à la suite d’Aristote12), la question suivante : une fois saisie l’essence des excellences, comment les réaliser ? Voici en résumé sa réponse. Il faut commencer par pousser les jeunes gens et les adultes récalcitrants à produire des actions excellentes en leur faisant peur par des châtiments et des menaces de châtiments. La répétition de ces actions les conduira à s’y habituer et donc à éprouver le besoin de les produire même en l’absence de menaces. Et c’est alors que pourra intervenir le discours convaincant pour que la pratique des actions excellentes soit assumée non plus sous la contrainte ou par habitude seulement, mais en pleine conscience. Ce qui permet de réglementer cet usage de la contrainte, ce sont les lois qu’Averroès envisage, en cet endroit, en plusieurs étapes : la fonction contraignante des lois en tant qu’elles peuvent menacer et conduire à des actions et à des habitudes ; le gouvernant qui applique les lois ; leur généralité vs. les injonctions singulières ; le rôle respectif de la science et de l’expérience dans l’élaboration des lois ; l’annonce d’une étude philosophique de celles-ci.
Le deuxième type de formation est exposé dans ARép, p. 17-31 et 99, Lerner. Avant l’âge de vingt ans, le corps et l’âme des enfants doivent être disciplinés par la gymnastique et la musique. Par la musique, Averroès entend ici des propos poétiques, de l’ordre de l’image essentiellement, qui sont énoncés de manière mélodieuse. Gymnastique et musique rendent la masse des gens aptes à écouter, une fois adultes, les discours rhétoriques. Cette éducation concerne non seulement les gardiens, mais toutes les classes de la société. Toutefois, elle sera adaptée à chaque classe (ARép, p. 17-18; 69, Lerner).
En somme, un usage éclairé de la contrainte, de la musique et de la gymnastique habitue les jeunes gens à produire des actes excellents, dont ils ne comprennent pas encore toute la signification. Ces habitudes les préparent à être réceptifs, une fois adultes, aux arguments rhétoriques et poétiques qui vont leur expliquer les fondements rationnels des excellences éthiques et des arts pratiques. Cette compréhension d’ordre rhétorique renforcera à son tour les habitus et les actions relatifs à ces excellences et ces arts. L’usage éclairé de la contrainte, de la musique et de la gymnastique se réalise surtout dans la cité excellente, celle régie par les philosophes-rois.
Mais cette restriction du recours aux arguments rhétoriques et poétiques à un peuple éduqué dans une cité excellente entraîne aussitôt le problème suivant : qu’en est-il des peuples étrangers à la cité excellente, qui n’ont pas été préparés, eux, à être persuadés ? Une autre méthode devra leur être appliquée :
Cependant, la deuxième méthode d’enseigner est la méthode appliquée aux ennemis, aux adversaires et à ceux dont la manière d’être n’est pas d’être incitée aux excellences qui sont désirées d’eux (ARép, p. 11, Lerner).
Cette deuxième méthode est constituée de contrainte.
C’est la méthode de la coercition et du châtiment par coups (ARép, p. 11, Lerner).
Mais Averroès précise aussitôt le type de contrainte qu’il vise maintenant.
Il est évident que cette méthode ou bien ne sera pas appliquée aux membres de la cité excellente, ou bien, si elle l’est, ce n’est pas la compétence qui est la plus apparente lorsqu’on punit par coercition, car cette dernière compétence est l’art de la guerre et la compétence militaire13). Quant aux autres nations, qui ne sont pas bonnes et dont la direction n’est pas humaine, il n’y pas d’autre méthode de les enseigner que cette méthode, c’est-à-dire les contraindre par la guerre à adopter les excellences (ARép, p. 11, Lerner).
La contrainte peut être appliquée dans la cité excellente : nous avons vu qu’elle l’est dans l’éducation des jeunes gens, mais qu’elle ne l’est pas normalement avec les adultes. Toutefois, cette contrainte, appliquée jusqu’à un certain point dans la cité excellente, n’est pas la contrainte poussée à son maximum à laquelle on recourt quand il s’agit des ennemis. Ce dernier type de contrainte est la guerre. Il est réservé aux nations dont la direction n’est pas « humaine ». Par cette expression, Averroès ne vise pas une quelconque cruauté, mais simplement les cités dont les dirigeants ne se préoccupe pas de gouverner leurs peuples de façon à ce qu’ils réalisent pleinement leur essence humaine, qui est d’être des animaux « rationnels » - étant bien entendu que cette essence n’est pleinement comprise que par les philosophes14).
Un peu plus loin, Averroès confirme que la contrainte exercée sur les nations non excellentes est bien la guerre :
Mais cette cité que nous sommes en train de décrire dans ce traité15) aura rarement recours à cette méthode en son sein – c’est-à-dire à la discipline assurée par la coercition. Cette méthode, cependant, sera nécessaire relativement aux autres nations, celles de l’extérieur. Dans le cas de la coercition des nations difficiles, rien ne se fera sans la guerre (ARép, p. 11-12, Lerner).
Ce recours à la guerre contre les peuples étrangers à la cité excellente repose lui-même sur deux prémisses :
La première est étayée sur l’analogie avec la gestion des pères de famille et des gouvernants des cités non excellentes
Que ces deux méthodes d’enseigner le peuple sont naturelles devient évident si l’on considère la manière dont les chefs de famille installent la discipline dans leurs enfants, leurs jeunes gens et leurs serviteurs. Semblable à cela est aussi la méthode suivie par ceux qui gouvernent les cités qui ne sont pas bonnes : ils châtient leur peuple au moyen du déshonneur, du fouet occasionnel et des exécutions (ARép, p. 11, Lerner).
Averroès ne s’explique pas ici sur le processus qui permet à la contrainte d’éduquer aux excellences, mais se contente de donner l’exemple des enfants, des serviteurs et des peuples des cités injustes. Toutefois, cet exemple est aussi celui avancé dans CmEN X, 9, que nous avons résumé plus haute et dont il résultait que la contrainte, en obligeant à répéter certains actes, installe des habitudes dans les personnes contraintes et que ces habitudes font que ces personnes prennent alors plaisir à réaliser les actes des habitudes en question. Or, les excellences sont précisément des habitudes.
La deuxième prémisse sur laquelle repose l’injonction de faire la guerre au peuple étranger surgit à l’occasion d’une conséquence de cette injonction : la guerre comme fin du courage.
Puisque cet art de la guerre n’est complété que par une excellence éthique par laquelle il conduit à la proximité de ce qui est approprié, au moment et selon la mesure appropriés – c’est-à-dire l’excellence du courage – il est nécessaire que cette excellence se trouve dans les cités excellentes en tant que préparation à cette activité. On peut voir du caractère de cette excellence qu’elle ne complétera pas son activité à moins que l’art de la guerre ne lui soit adjoint, comme c’est le cas de beaucoup d’excellences éthiques et d’arts pratiques. En effet, il apparaît clairement que de nombreuses excellences sont seulement préparatoires aux arts et que de nombreux arts sont préparatoires aux excellences (ARép, p. 12, Lerner).
Il ressort de ce passage que l’art de la guerre est le but de l’excellence du courage. Cette affirmation est en fait la conséquence de l’analyse précédente : si la guerre est l’un des deux moyens de réaliser les excellences, elle est intrinsèquement liée à la fin ultime de l’homme. Absolument essentielle à la réalisation de l’essence humaine, il ne s’agit pas d’un phénomène occasionnel.
Cette conséquence fait apparaître une nette divergence avec Platon.
Cependant, concernant ce que l’on trouve à propos de cela dans ce livre de Platon, cette partie n’est pas préparée d’après lui pour cette fin, mais relève plutôt de la nécessité16). Cela est dû soit à une intention première de retirer des autres cités ce que [les membres de la cité excellente] détestent, à savoir leur argent – et cela à cause de la nécessité ou de la recherche du meilleur – soit à une intention seconde en relation avec la préservation de la cité de ce qui peut lui faire du tort à partir de l’extérieur (ARép, p. 12-13, Lerner).
On notera que, dans ce passage, le mot de « nécessité » est employé en deux sens. Il s’agit, dans un cas, de ce qui peut être requis pour satisfaire les besoins variables de la vie matérielle (et non de la réalisation des fins ultimes de l’homme) et, dans l’autre, des moyens de subsistance nécessaires à la vie. Pour Platon, la guerre serait donc requise par les besoins de la vie matérielle. Ce serait soit une guerre de rapines pour subsister ou par goût du luxe – mais la guerre de rapines n’intéresse pas la cité excellente, car ses habitants détestent l’argent – soit une guerre défensive. Qu’est-ce qui fonde cette différence entre une conception de la guerre comme appartenant à l’ordre de la réalisation des fins humaines et une conception de guerre comme mercantile ou purement défensive ?
C’est que le présupposé de Platon est à l’opposé de celui d’Averroès.
Cette opinion ne serait correcte que s’il n’y avait qu’une seule classe d’êtres humains disposés aux perfections humaines, et spécialement aux perfections théoriques. Il semble que c’est l’opinion que Platon a des Grecs (ARép, p. 13, Lerner).
Si Platon n’a pas considéré que faire la guerre aux peuples étrangers sert à la réalisation des fins humaines, ce serait parce qu’il tenait ces peuples comme naturellement incapables de parvenir aux excellences humaines. Seuls les Grecs auraient été aptes à atteindre celles-ci. En d’autres termes, le présupposé hellénocentrique de Platon serait au fondement de sa conception de la guerre comme guerre de rapines ou guerre défensive.
La discussion de l’hellénocentrisme de Platon amène à exprimer clairement, par contraste, le deuxième présupposé sur lequel repose la doctrine de la guerre juste prônée par Averroès. Voici les principales étapes de cette discussion :
1 La sagesse théorique n’est pas réservée aux Grecs. Même si ceux-ci sont les plus disposés à atteindre la sagesse théorique, celle-ci est aussi répandue ailleurs dans les régions voisines, par exemple l’Andalousie, la Syrie, l’Iraq et l’Égypte.
acceptons qu’ils sont les plus disposés par nature à recevoir la sagesse, nous ne pouvons pas ignorer que des individus comme ceux-là, c’est-à-dire ceux disposés à la sagesse, peuvent fréquemment être trouvés. Vous trouverez cela dans le pays des Grecs et dans son voisinage, comme notre pays, c’est-à-dire l’Andalousie, la Syrie, l’Irak et l’Égypte, bien que cela ait existé plus fréquemment dans le pays des grecs (ARép, p. 13, Lerner).
2 Chaque nation est plus disposée à l’une des excellences qu’aux autres
À supposer que les Grecs aient le monopole de la sagesse théorique, on pourrait sans doute dire que certaines nations sont plus portées vers une excellence que vers une autre: les Grecs à la sagesse théorique, les Kurdes et les Galiciens (peuple du nord-ouest de la péninsule ibérique17)) au courage.
De plus, même si nous acceptons cette [opinion de Platon], nous pourrions peut-être dire, concernant les autres excellences, qu’il n’est pas impossible que chaque sorte de nations soit plus disposée par nature à une certaine excellence. Ainsi, par exemple, la partie [de l’âme] relative à la sagesse est plus présente parmi les Grecs et la partie relative au courage est plus présente parmi les Kurdes et les Galiciens (ARép, p. 13- 14, Lerner).
Mais Averroès n’a pas l’air de considérer cet argument comme vraiment démonstratif, car, comme on l’a vu, l’excellence théorique a une influence sur les autres excellences et elle ne peut être dissociée d’elles : il se peut que la perfection de toutes les excellences présuppose la perfection de l'excellence théorique.
Il y a lieu ici d’exercer une recherche plus poussée : on pourrait penser que là où la partie caractérisée par la sagesse est plus présente, les excellences sont plus appropriées et plus établies, c’est-à-dire établies par nature (ARép, p. 14, Lerner).
3 La majorité des nations sont disposées aux différentes excellences
En fait, dans la majorité des nations, on trouve les différentes excellences, qu’elles soient théoriques ou pratiques. Ceci vaut particulièrement des deux climats tempérés.
Quelle que soit la manière dont on rend compte de ce sujet, la majorité des sortes de nations est en effet disposée à ce que ces excellences soient répandues et réparties en leur sein, particulièrement les nations qui sont dans les deux climats tempérés, c’est-à-dire le quatrième et le cinquième18) (ARép, p. 14 Lerner).
4. Même les peuples mal éduqués sont perfectibles jusqu’à un certain point
Pour sauver la conception platonicienne de la guerre, on pourrait être tenté d’en modifier le présupposé hellénocentrique. On dirait que certes les non-Grecs sont naturellement aussi disposés aux excellences, mais que les êtres humains n’ayant pas été éduqués dans une cité excellente sont irrémédiablement perdus. Leur faire la guerre ne consisterait alors qu’à se défendre d’eux ou à leur prendre leurs biens. A cela, Averroès répond que même alors la guerre civilisatrice serait justifiée : la plupart des adultes restent amendables et, de toute façon, il faudra prendre aux peuples corrompus leurs enfants pour les éduquer.
Quelqu’un pourrait dire en faveur de Platon qu’il n’est possible pour les êtres humains d’exceller en ces excellences que s’ils ont crû avec elles dès leur jeunesse, mais s’ils ont manqué ces excellences, cela n’est plus possible pour eux après que ces années sont passées. S’il en est ainsi, il n’y aurait pas lieu de placer sous la contrainte d’un gouvernement excellent ceux qui ont dépassé l’âge et qui ont déjà grandi. Mais, même alors, il serait nécessaire de les contraindre en leur prenant leurs enfants et en réglementant [leur éducation] en vue des excellences. En outre, il n’est pas impossible qu’un bon nombre de ceux qui ont dépassé l’âge de la jeunesse reçoivent les excellences jusqu’à un certain point, en particulier ceux qui n’ont pas crû19) sous un gouvernement proche d’un gouvernement très excellent. Si cette excellence ne peut pas être établie en eux, ils méritent la mort ou l’esclavage et leur rang dans la cité sera celui des bêtes abruties (ARép, p. 14-15, Lerner).
Finalement, la guerre de la cité excellente contre les peuples étrangers apparaît comme une guerre civilisatrice quasi universelle, bien qu’Averroès n’emploie pas cette expression, préférant l’identifier aux « guerres justes » (ARép, p. 15 Lerner). Seules sont donc justes ces guerres civilisatrices quasi universelles.
Au terme de l’analyse, elles nous apparaissent comme fondées sur les principes suivants :
- Il y a une connaissance démonstrative de l’excellence qui régit la cité et l’éducation dans celle-ci.
- Le « peuple » n’accède pas pleinement à cette connaissance, mais elle ne peut lui parvenir que sous forme persuasive (rhétorique) ou imagée (poétique).
- Pour être persuadé, il faut être préalablement éduqué à être persuadé.
- L’éducation des enfants implique forcément la contrainte.
- Les êtres humains non éduqués à être persuadés sont assimilables aux enfants : ce sont de grands enfants.
- La grande majorité des êtres humains sont capables d’excellence : Averroès professe un certain humanisme contre l’hellénocentrisme de Platon.
Au cours de son développement sur la guerre civilisatrice, Averroès mentionne plusieurs auteurs de langue grecque ou arabe situant ainsi sa doctrine au carrefour de différentes traditions dont je voudrais suivre maintenant un peu la piste.
Rappelons 20) que le passage sur la guerre juste, que j’ai analysé, est tiré d’un Abrégédela « République » de Platon et que sa problématique surgit au sein de doctrines platoniciennes. Le problème des deux moyens de réaliser les excellences, que n’a certes pas Platon, se présente néanmoins dans une partie consacrée à l’étude des gardiens et du courage qui est leur principale excellence (ARép, p. 10-69, Lerner). Pour comprendre ce qu’est le courage, il faut, écrit Averroès, en saisir la fin et, pour saisir celle-ci, il convient d’examiner les deux moyens de réaliser les excellences, cet examen conduisant, comme on l’a constaté, à soutenir que le but du courage est la guerre civilisatrice. L’étude des gardiens est suivie de celles du philosophe-roi (ARép, p. 69-102, Lerner), des cités simples non excellentes et de la transformation des régimes (ARép, p. 102-148, Lerner). Malgré cet environnement platonicien, il n’en reste pas moins vrai que le problème des deux moyens n’est pas soulevé par Platon et surtout que la solution, à savoir le recours en priorité à la rhétorique et à la guerre civilisatrice, n’est pas envisagée par lui.
Bien plus, dans des textes qu’Averroès ne commente pas inextenso, Platon a une doctrine des fondements de la guerre tout à fait différente de celle de notre commentateur.
Ainsi, décrivant les origines des sociétés humaines Platon, République 369 a - 374 a, soutient que, dans un premier stade, la satisfaction des besoins les plus élémentaires requérant une certaine division du travail, les hommes se réunissent dans des cités de nécessité aux membres peu nombreux et au territoire très petit. Ce n’est que postérieurement qu’ils se laissent aller à l’augmentation sans limite des besoins et commencent à rechercher le superflu et le luxe, sortant ainsi de l’état de nature. Les cités luxueuses vont alors tendre à empiéter sur les cités voisines et à organiser des guerres de rapines, celles-ci entraînant aussi la nécessité de se défendre. C’est sans doute ce dernier point qu’Averroès évoque dans la critique que j’ai rapportée plus haut.
Alors le territoire, lui qui suffisait jadis à nourrir ses habitants, de suffisant qu’il était sera devenu exigu ! En jugeons-nous autrement ? – Non, comme cela. – Mais il faudra, n’est-ce pas ? que, du territoire de nos voisins, nous nous taillions une part, si nous voulons que le nôtre suffise à la pâture et au labour ; et qu’eux aussi, de leur côté, en fassent autant à l’égard du nôtre, dans le cas où, eux aussi, ils se laisseraient aller à l’accroissement illimité de leur richesse, dépassant la borne assignée par les nécessités. – C’est absolument forcé, Socrate, dit-il. – Nous serons donc en guerre, Glaucon ; voilà la conséquence, n’est-ce pas ? Pourra-t-il en être autrement ? – Il en sera ainsi, dit-il – Abstenons-nous encore, il est vrai, repris-je, d’examiner si c’est du mal ou si c’est du bien que produit la guerre ; bornons-nous plutôt, pour autant, à dire que la guerre, à son tour, nous en avons découvert l’origine dans ce qui est, quand il se produit, la principale source des maux, privés ou publics, dont souffrent les sociétés humaines. – Hé ! absolument. – Voilà donc, une fois de plus, mon cher, qu’il faut grossir notre groupe social, et non pas un petit peu, mais d’une armée complète, dont les sorties auront pour objet de défendre par les armes, contre l’envahisseur, l’ensemble de la propriété sociale et les gens dont tout à l’heure nous parlions (Platon, République, 373 d-374 a, dans Platon, Œuvrescomplètes, trad. L. Robin avec la collaboration de M.-J. Moreau, Bibliothèque de la Pléiade, Monaco, 1970).
Rien dans tout cela n’évoque de près ou de loin la guerre civilisatrice.
Platon, Lois, 625 c - 632 d, revient sur la question du fondement de la guerre. Clinias y affirme qu’il est dans la nature des États, des villages, des familles et des individus dans leurs rapports avec d'autres individus ou avec soi-même de se faire continuellement la guerre. Et il en tire comme conséquence que le but des lois est de gérer la guerre. L'Athénien ne répond pas directement au premier point, mais soutient que le but des lois ce sont les excellences dans leur ensemble suivant une hiérarchie qui met au premier rang la pensée. Là aussi, il n’est pas question de guerre civilisatrice.
Selon Averroès – on l’a vu plus haut -, Platon n’aurait pas élaboré une doctrine de la guerre civilisatrice universelle en raison de son hellénocentrisme. On ne trouvera pas, dans l’œuvre de Platon, de texte traitant systématiquement de ce dernier point. Mais H. C. Baldry21) a, à partir de plusieurs passages, essayé de synthétiser les vues de Platon à ce sujet. Il en ressort que cet auteur considère bien qu’il y a une certaine identité entre les différents hommes, leur faculté de connaître, mais que cette aptitude est naturellement plus ou moins grande suivant les individus ou certaines classes d’individus. C’est ainsi que les esclaves sont les moins aptes à la connaissance. Quant aux barbares, Platon les considère souvent, mais pas toujours, comme constituant une classe inférieure aux Grecs et méritant l’esclavage.
Ensomme, nonseulementAverroèsn’hésitepasàs’opposerexplicitementàPlaton22), maissacritiqueestancréedansuneréelleconnaissancedestextesdecetauteur.
Averroès, qui a bien vu que sa doctrine est aux antipodes de celle de Platon, prétend néanmoins qu’elle est conforme à celle d’Aristote :
Voilà ce qu’Aristote affirme concernant les guerres de la cité excellente, selon ce que rapporte Abû Nasr (ARép, p. 12, Lerner).
Pourquoi Averroès passe-t-il par Abû Nasr al-Fârâbî pour connaître le jugement d’Aristote sur les guerres de la cité excellente ? Pourquoi n’a-t-il pas consulté directement les Politiques d’Aristote où il en est pourtant question ?
Cela lui aurait d’ailleurs évité une erreur, car Aristote n’y soutient pas la doctrine que lui attribue Averroès.
Quant à l’exercice aux travaux guerriers on ne doit pas le pratiquer en vue de réduire en esclavage ceux qui ne le méritent pas, mais, d’abord, pour ne pas être soi-même réduit en esclavage par d’autres, ensuite pour rechercher l’hégémonie dans l’intérêt des gens subjugués <par d’autres> et non pour être le despote de tous, et, troisièmement, pour se rendre maître de gens qui méritent d’être esclaves. (Aristote, LesPolitiques, trad. P. Pellegrin, Flammarion, Paris, 1990, 1333 b 38-1334 a 2).
De cela, il ressort qu’il y a trois types de guerre juste : la guerre défensive, la guerre dans l’intérêt des populations soumises, la guerre d’asservissement de ceux qui méritent d’être esclaves.
Ce dernier type de guerre est d’ailleurs mentionné à plusieurs reprises par Aristote et il est fondé sur sa doctrine du caractère naturel de l’esclavage (Aristote, Politiques, 1255 b 37-39 ; 1256 b 23-26). Ce n’est pas le lieu ici d’examiner en détail cette doctrine. Rappelons seulement qu’Aristote soutient bien qu’il y a une espèce humaine, caractérisée par certains traits physiques, mais surtout par la raison et la capacité de l’exprimer (logos). Toutefois, tous les hommes ne possèdent pas de la même manière ce logos. Ainsi, à côté des esclaves par convention, dont l’asservissement n’est dû qu’à un accident de la vie, il y aurait les esclaves naturels, qui sont incapables de délibération (réflexion sur la gestion de leurs affaires), bien qu’ils soient capables de comprendre l’exposé que ferait leur maître de ses délibérations (Aristote, Politiques, 1252 a 26- b 12 ; 1253 b 1-1255 b 40 ; Aristote, ÉthiqueàNicomaque, 1161 b 2-8). Les esclaves naturels ne sont pas les Grecs, mais les barbares : « Les barbares ont un caractère naturellement plus servile que les grecs, et les Asiatiques que les Européens » (Aristote, Politiques, 1285 a 20-23, Pellegrin ; voir aussi ibid., 1252 b 5-8 ; 1255 a 28-31). Si donc les barbares sont naturellement destinés à la servitude, c’est donc à eux que s’applique le troisième type de guerre (« pour se rendre maître de gens qui méritent d’être esclaves »)23).
En bref, si Aristote envisage la guerre civilisatrice, il ne s’agit jamais que d’un cas de guerre juste parmi d’autres. De plus, seuls les Grecs semblent concernés par cette action civilisatrice puisque les barbares sont les destinataires des guerres d’asservissement. Contrairement à ce qu’affirme Averroès, l’Aristote réel n’a donc pas les prémices de sa doctrine de la guerre civilisatrice quasi universelle.
Averroès a-t-il donc choisi de passer par al-Fârâbî sans renvoyer directement aux Politiques pour cacher la pensée d’Aristote au sujet de la guerre ? Certainement pas. En réalité, comme il le reconnaît au début de l’ARép et à la fin du CmEN, Averroès n’a pas pu obtenir d’exemplaire des Politiques24). Et il se peut que seuls quelques fragments de celles-ci aient été traduits en arabe25).
Si donc Averroès se tourne vers al-Fârâbî pour le jugement d’Aristote sur la guerre, c’est qu’il n’a pas pu avoir accès aux Politiques. Je n’ai toutefois pas trouvé de passage où al-Fârâbî rapporte à Aristote une thèse selon laquelle la guerre serait le but du courage, qu’elle servirait à réaliser les excellences et serait donc juste lorsqu’elle prendrait le caractère d’une guerre civilisatrice universelle. Selon Brague26) et Rosenthal27), la source d’Averroès serait le Commentaire (perdu) àl’ « ÉthiqueàNicomaque » par al-Fârâbî. Mais, à supposer que cela soit vrai, quelle est la source d’al-Fârâbî lui-même ?
Ce ne peut être les Politiques, puisque, comme on l’a vu, Aristote y développe une doctrine différente et qu’il n’y a sans doute pas eu de version arabe de cet ouvrage. Cependant on rencontre l’idée de guerre civilisatrice universelle dans la Lettred’AristoteàAlexandresurlapolitiqueenverslescités, épître qu'Aristote aurait adressé à Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) « le félicitant de sa conquête de la Perse ». On la trouve dans un « cycle épistolaire » conservé tel quel seulement en arabe. Traduit dans cette langue au VIIIe siècle, il comprend des éléments de différentes origines, grecques et sans doute aussi persanes, reliées par des transitions narratives attestant une intervention du traducteur en arabe. La plupart des spécialistes estiment aujourd’hui que la Lettred’AristoteàAlexandresurlapolitiqueenverslescités n’est pas authentique. Elle aurait été composée à l’époque de l’empire romain28). Voici le passage de l’épître qui nous intéresse plus particulièrement ici29) :
En vérité, je sais que s’il est décidé que les hommes connaissent en général dans ce monde le bonheur de la prospérité (la fortune) en réalité ce sera la concorde amicale et l’ordre que je te décris.
Bienheureux seront ceux qui, de leurs propres yeux, verront la joie de ce jour où les hommes se réuniront autour d’un seul État (commandement) et d’un seul roi, renonceront aux guerres et aux luttes et parviendront à ce qui sera leur prospérité et celle de leurs cités et de leurs pays.
La sécurité et la stabilisation règneront alors chez eux. Ils partageront alors leurs journées dont ils destineront une partie au repos et à l’avantage du corps, une autre à l’éducation et à la pratique de la chose noble et élevée qu’est la philosophie. Et ils réfléchiront sur ce qu’ils auront compris d’elle et demanderont ce qu’ils n’auront pas compris.
Je voudrais bien rester en vie pour voir de mes yeux ce jour sinon le tout alors au moins une partie de cela.
Et s’il n’y a pas le moyen pour moi, à cause de mon grand âge et de ce qui s’est déjà écoulé de ma vie, que ce soit pour mes proches amis et frères. Et si cela ne leur est pas permis non plus, que ce soit pour ceux qui leur ressemblent et qui les suivront.
Il me semble que dans toute chose noble il est deux actions ou deux œuvres : l’une c’est d’acquérir cette chose, l’autre c’est d’en user et d’en jouir.
La première, tu l’as déjà faite, car, en plus de ce que tu as reçu de ton père, tu as acquis une grande armée, uni de vastes pays et tu es parvenu30) à une grande renommée et un souvenir comme nul autre en notre siècle.
Il te reste la seconde action, qui est de bien user de ce que tu as conquis et de l’administrer. J’espère que tu y parviendras car tu possèdes l’amour de l’honneur et une intense aspiration à la grandeur et au souvenir, et ce qui s’est affermi de ceci en toi depuis longtemps.
On sera attentif au lien que ce texte manifeste entre les idées de guerre et d’État quasi mondial, ainsi qu’à la conséquence qui doit s’ensuivre : la guerre civilisatrice universelle. Il est vrai que S. M. Stern a essayé de montrer que l’auteur de l’épître a bien pu considérer que, dans cet État mondial, les gens ne seraient pas forcément sur un pied d’égalité et que les barbares pourraient être maintenus en état de servitude sans jouir de tous les avantages de la civilisation31). Une telle interprétation est, me semble-t-il, forcée. Ce n’est d’ailleurs pas celle de la quasi-totalité des lecteurs de la lettre32).
La Lettred’AristoteàAlexandreconduit donc à une conception de la guerre civilisatrice universelle très proche de celle d’Averroès, mais alors que la légitimité de cette guerre est présentée, dans la lettre, comme une évidence, l’intérêt de la théorie d’Averroès vient surtout de son argumentation.
Al-Fârâbî est l’auteur qui a la doctrine de la guerre juste la plus proche d’Averroès. Cela n’a rien d’étonnant, car il est bien connu que son Tahsîlal-sa‘âda est l’une des sources principales de l’ARép33). De fait, al-Fârâbî traite de la guerre juste dans trois textes essentiellement. Ils sont examinés ailleurs34) et je me limiterai ici à quelques brèves remarques :
- Tahsîlal-sa‘âda35). On y trouve déjà la doctrine des deux méthodes que doit utiliser la cité excellente pour répandre l'excellence : la persuasion et l’imagination (principaux éléments de la religion) ; la contrainte. Mais les différences entre l’approche d’al-Fârâbî et celle d’Averroès sont aussi importantes. Ainsi, par exemple, al-Fârâbî n'a pas de critique de la position hellénocentrique.
- LeSommairedulivredes « Lois » dePlaton36). Il est dans la nature de l'homme de faire la guerre. Mais il recherche fondamentalement la paix. Pour réaliser ce but ultime, il faut des lois. Celles-ci peuvent recourir à la guerre pour faire la guerre à la guerre.
- Al-Fusûlal-muntaza‘a37). Après avoir laissé entendre que la guerre juste n'est menée que par la cité excellente, al-Fârâbî passe en revue les différents types de guerre juste: défensive; pour acquérir des richesses auxquelles la cité excellente a droit; guerre civilisatrice; guerre contre ceux que la nature destine à l'esclavage; les autres types de guerres justes se réduisent à l’une ou à plusieurs des premières. La guerre civilisatrice n'est donc pas présentée dans ce traité comme le seul type de guerre juste, alors que pour Averroès, c'est le seul type de guerre juste. Cela est peut-être dû à l'humanisme plus affirmé du Philosophe de Cordoue.
Au milieu du passage de l’ARép sur la guerre juste, Averroès affirme que sa doctrine est en harmonie avec la « la loi divine ». Cette thèse ne va pas de soi. De plus, elle est peut-être indicatrice des sources de la réflexion d’Averroès.
Cette méthode est celle selon laquelle les choses sont disposées dans ces lois appartenant à notre loi divine qui procède comme les lois humaines, car il y a deux méthodes qui conduisent, selon elle, à Dieu - qu’Il soit exalté : l’une est constituée du discours et l’autre de la guerre. (ARép, p. 12, Lerner).
Pour un musulman, « la loi divine » est dans le Coran, le Livre révélée dans sa littéralité au Prophète Muhammad, et dans le hadîth. Averroès affirme ici que la loi divine de l’Islam « procède comme les lois humaines ». Par « lois humaines », il faut entendre des lois conformes à l’essence humaine telle que permet de les établir la réflexion philosophique, guidée par la raison38). La loi divine révélée à Muhammad serait en harmonie avec la loi rationnelle. Et l’une comme l’autre prôneraient deux manières de convertir : par la contrainte ou par la persuasion
Que disent le Coran et le hadîth à ce sujet ?
Le mot jihâd39), qui est celui que la littérature postérieure gardera pour désigner la guerre au service de Dieu, n’y est employé que quatre fois (C IX, 24 ; XXV, 52 / 50 ; XXII, 77 / 78 ; LX, 1), et cela dans le sens de lutter (discuter, faire effort) pour Dieu. Quant aux mots de la racine J-H-D, ils apparaissent quarante et une fois dans le Coran. Ils signifient une conduite dédiée à Dieu et au sacrifice pour Dieu, un combat qui n’est pas forcément physique. Seuls dix d’entre eux renvoient clairement à la guerre. Les termes habituellement utilisés pour désigner celle-ci sont de la racine Q-T-L ou H-R-B.
Les affirmations du Coran sur la guerre sont difficilement conciliables entre elles :
Certains versets sont tout à fait pacifiques :
1) Incitation à ignorer les infidèles
Ainsi donc, appelle [àlafoi] ! Va droit, comme il t’a été ordonné ! Ne suis pas les doctrines pernicieuses [des Infidèles] ! Dis : « Je crois en une Écriture qu’Allah a fait descendre. Il m’a été ordonné d’être équitable entre vous. Allah est notre Seigneur et votre Seigneur. À nous nos actions et à vous vos actions. Nul argument (hujja) entre nous et vous. Allah fera l’accord entre nous et vers Lui est le Devenir » (CXLII, 14 / 15).
Et Nous n’avons créé les cieux, la terre et ce qui est entre eux qu’avec sérieux. L’Heure en vérité va certes venir ! Sois donc d’une belle mansuétude (al-safh) ! (CXV, 85 )
Publie ce qui t’est ordonné et détourne-toi des Associateurs! (CXV, 94). Nous te suffisons contre les railleurs (CXV, 95) qui placent, à côté d’Allah, une autre divinité, car bientôt ils sauront (CXV, 96). Nous savons certes que ta poitrine se serre à cause de ce qu’ils disent (CXV, 97).
2) Priorité donnée à la persuasion
Appelle au Chemin de ton Seigneur par la Sagesse et la Belle Exhortation ! Discute avec eux de la meilleure manière ! Ton Seigneur connaît bien ceux qui sont égarés loin de Son Chemin et Il connaît bien ceux qui sont dans la bonne direction (C XVI, 126 / 125).
Ne dispute avec les Détenteurs de l’Écriture que de la meilleure manière sauf avec ceux d’entre eux qui ont été injustes. Dîtes : « Nous croyons en ce qu’on a fait descendre vers vous et en ce qu’on a fait descendre vers nous. Votre divinité et notre Divinité sont une, et nous Lui sommes soumis (muslim) » (CXXIX, 45 / 46).
3) Passages enjoignant la patience et la proportionnalité des châtiments
Si vous châtiez, châtiez de la même façon que vous aurez été châtiés. [Mais] certes, si vous êtes patients, ce sera un bien pour ceux qui auront été patients (C XVI, 127 / 126). Sois patient : ta patience ne sera qu’avec [l’aide d’] Allah ! Ne t’attriste pas à propos [des Incrédules] et ne sois point dans l’angoisse du fait de ce qu’ils machinent ! (C XVI, 128/127 ). Allah est avec ceux qui sont pieux et ceux qui sont bienfaisants (C XVI, 128).
4) Priorité donnée à la paix
S’ils inclinent [aucontraire] à la paix, incline vers celle-ci [, Prophète] ! Appuis-toi sur Allah ! Il est l’audient, l’omniscient (C VIII, 63/61).
5) Condamnation de la contrainte
Nulle contrainte en la religion ! La Rectitude s’est distinguée de l’Aberration. Celui qui est infidèle au Tâghout40) et croit en Allah s’est saisi de l’anse la plus solide et sans fêlure. Allah est auditent et omniscient (C II, 257 / 256).
D’autres versets sont belliqueux
6) Permission de la guerre défensive
Permission est donnée [decombattre] à ceux qui combattent parce qu’ils ont été lésés – en vérité Allah a pleine puissance pour les secourir - (C XXII, 40/39), à ceux qui, sans droit, ont été expulsés de leurs habitats seulement parce qu’ils disent : « Notre Seigneur est Allah ». Si Allah n’avait point repoussé certains hommes par d’autres, des ermitages auraient été démolis ainsi que des synagogues, des oratoires (?) et des mosquées (?) où le nom d’Allah est beaucoup invoqué. Allah secourra certes ceux qui Le secourent. En vérité Allah est certes fort et puissant (C XXII, 41/40). [Ilsecourra] ceux qui, s’ils sont bien établis par Nous sur la terre, accomplissent la Prière, donnent l’Aumône (zakât), ordonnent le Convenable et interdisent le Blâmable. A Allah la fin des choses (C XXII, 42/41).
Si [, aucontraire,] ils violent leurs serments après avoir conclu un pacte et [s’]ils attaquent votre Religion, combattez (qâtilû) les guides ( ?) de l’Infidélité ! En vérité, ils ne tiennent nul serment. Peut-être cesseront-ils (C IX, 12). Ne combattrez-vous point des gens ayant violé leurs serments et ayant médité d’expulser l’Apôtre, après qu’ils vous ont attaqué les premiers ? Les redoutez-vous alors qu’Allah est plus digne que vous Le redoutiez, si vous êtes [vraiment] croyants ? (C IX, 13) Combattez-les ! Par vos mains, Allah les tourmentera et les couvrira d’opprobre, alors qu’Il vous secourra [victorieusement] contre eux, qu’Il guérira le ressentiment des Croyants (C IX, 14).
7) Faire la guerre pour secourir les opprimés
Pourquoi ne combattez-vous (tuqâtilûna) point dans le Chemin d’Allah, ainsi que pour les hommes, les femmes et les enfants qui disaient, abaissés [surlaterre] : « Seigneur ! Fais-nous sortir de cette cité dont les gens sont injustes ! Donne-nous un patron (walî) désigné par Toi ! Assigne-nous un auxiliaire désigné par Toi ! » (C IV, 77-75). Ceux qui croient combattent dans le Chemin d’Allah, alors que ceux qui sont infidèles combattent dans le Chemin des Tâghout. Combattez donc les supports du Démon ! Faible est la machination du Démon (C IV, 78-76).
8) Permission de la guerre offensive dans certaines limites, à moins que l’ennemi ne soit le premier à violer ces limites
Combattez dans le Chemin d’Allah ceux qui vous combattent, [mais] ne soyez pas transgresseurs ! Allah n’aime pas les Transgresseurs (C II, 186 / 190). Tuez-les partout où vous les atteindrez ! Expulsez-les d’où ils vous ont expulsé ! La persécution [desCroyants] (fitna) est pire que le meurtre. [Toutefois], ne les combattez point près de la Mosquée Sacrée41) avant qu’ils vous y aient combattus ! S’ils vous [y] combattent, tuez-les ! Telle est la « récompense » des Infidèles (C II, 187 / 191).
Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de persécution (fitna) et que le Culte soit [rendu] à Allah. S’ils s’arrêtent, plus d’abus de droit sauf contre les Injustes (C II, 189/193).
Le Mois Sacré42) contre le Mois Sacré. Les choses sacrées tombent sous [le] talion. Quiconque a marqué de l’hostilité contre vous, marquez contre lui de l’hostilité de la même façon qu’il a marqué de l’hostilité contre vous ! Soyez pieux envers Allah ! Sachez qu’Allah est avec les Pieux ! (C II, 190/194).
[Les Croyants] t’interrogent sur le mois sacré et le fait de combattre durant celui-ci. Réponds[-leur] : « Combattre en ce mois est [péché] grave. [Mais] écarter du Chemin d’Allah, être impie envers Celui-ci et la Mosquée Sacrée, expulser de celle-ci ceux qui l’occupent est plus grave que cela aux yeux de Dieu : persécuter [lesCroyants] est plus grave que tuer [lesImpies]. Or [les Polythéistes] ne cesseront de vous combattre que quand ils vous auront fait abjurer votre religion, s’ils [le] peuvent. Ceux qui, parmi vous, abjureront leur religion et mourront infidèles, vaines seront pour eux leurs actions dans la [Vie] Immédiate et Dernière : ceux-là seront les Hôtes du Feu où ils seront immortels (C II, 214 / 217).
[Les Hypocrites] aimeraient que vous soyez impies comme ils l’ont été et que vous soyez à égalité [aveceux]. Ne prenez pas parmi eux de patrons (’awliyâ’) avant qu’ils émigrent (sic) dans le Chemin d’Allah ! S’ils tournent le dos, prenez-les et tuez-les (wa-qtulûhum) où que vous les trouviez ! Ne prenez, parmi eux, ni patron ni auxiliaire ! (C IV, 91 / 89) Exception faite pour ceux qui sont liés à un groupe entre lequel et vous existe un pacte, ou [pourceux] venus à vous, le cœur serré d’avoir à vous combattre ou d’avoir à combattre les leurs. Si Allah avait voulu, Il aurait donné [eneffet, àcesgens,] pouvoir sur vous et ils vous auraient combattu. Si [ces transfuges] se tiennent à l’écart de vous, s’ils ne vous combattent point et se rendent à vous à merci, Allah ne vous donne contre eux nulle justification (?) [pourlescombattre] (C IV, 92 / 90).
9) Permission de la guerre offensive sans limites
Auprès d’Allah [, marqués] dans l’Ecriture d’Allah au jour où Il créa les cieux et la terre, les mois sont au nombre de douze. Parmi eux, quatre sont sacrés43). Voilà la Religion immuable. Ne vous lésez point mutuellement, durant [ces quatre mois] ! Combattez (qâtilû) toutefois les Associateurs totalement, comme ils vous combattent totalement, et sachez qu’Allah est avec les Pieux ! (C IX, 36).
[Croyants !,] combattez (qâtilû) dans le Chemin d’Allah et sachez qu’Allah est audient et omniscient ! (CII, 245 / 244 )
10) Guerre de conversion
Quand les mois sacrés seront expirés, tuez les Infidèles quelque part que vous les trouviez ! Prenez-les ! Assiégez-les ! Dressez pour eux des embuscades ! S’ils reviennent [deleurerreur], s’ils font la Prière et donnent l’Aumône (zakât), laissez-leur le champ libre ! Allah est absoluteur et miséricordieux (C. IX, 5 - premier « verset de l’épée »).
Et combattez-les jusqu’à ce que ne subsiste plus de tentation [d’abjurer] (fitna) et que le Culte en entier soit [rendu] à Allah ! S’ils cessent [, ilsserontpardonnés], car Allah, sur ce qu’ils font, est clairvoyant (C VIII, 40 / 39).
11) Guerre pour forcer les Gens du Livre à payer la jizya.
Combattez ceux qui ne croient point en Allah ni au Dernier Jour, [qui] ne déclarent pas illicite ce qu’Allah et Son Apôtre ont déclaré illicite, [qui] ne pratiquent point la religion de Vérité, parmi ceux ayant reçu l’Écriture ! [Combattez-les] jusqu’à ce qu’ils paient la jizya, directement (?) et alors qu’ils sont humiliés (C. IX, 29 - deuxième « verset de l’épée »).
12) Condamnation de la répulsion à combattre
Combattre vous a été prescrit, bien que vous l’ayez en aversion (C II, 212/216). Il est possible que vous ayez de l’aversion pour une chose qui est un bien pour vous et il est possible que vous aimiez une chose qui est un mal pour vous. Allah sait, alors que vous ne savez pas (C II, 213/216).
et une bonne partie de C IX.
Les hadîths sont eux plus nettement en faveur de guerres offensives au service de Dieu. Les collections principales de hadîths comportent d’ailleurs un Livre du Jihâd avec pour thème central la propagation universelle de la foi par le combat (voir, par exemple, A.J. Wensinck, J.-P. Mensing et J. Brugman, Concordanceetindicesdelatraditionmusulmane, Leiden, 1936-69, vol. I, p. 194 ; vol. V, p. 298).
Plus généralement, l’universalité du message de Mahomet est fortement soulignée dans le hadîth, par exemple dans ce dit qu’Averroès aime à citer44) :
J'ai été envoyé à toute personne rouge ou noire (Wensinck, Concordance, vol. III, p. 20).
On notera l’insistance sur la nécessité de faire précéder la guerre offensive d’une déclaration de guerre appelant à la conversion ou au paiement de la jizya.
Les divergences entre les versets du Coran et entre certains de ceux-ci et les hadîths ont conduit à des interprétations très différentes de l’obligation du jihâd. Je n’évoquerai ici que quelques doctrines de théologiens et de juristes musulmans (en laissant de côté celles, au demeurant fort intéressantes, d’historiens modernes de la pensée, comme P. Crone). Ainsi, certains penseurs musulmans (à partir de la fin du XIXe s.), par exemple Mahmûd Shaltût45), ont soutenu que le jihâd est une guerre essentiellement défensive. Leur méthode a consisté à se concentrer sur le Coran, à insister sur les versets pacifiques (par exemple, CVIII, 61), à contextualiser les versets belliqueux, à réduire le rôle des écoles juridiques médiévales, à minimiser l’importance de la doctrine de l’abrogation (sur laquelle l’interprétation médiévale se fonde pour affirmer que les versets de l’épée, ayant été révélés postérieurement aux versets pacifistes, ont abrogé ces derniers) et à accorder une plus grande attention aux implications générales éthiques des préceptes coraniques.
Telle n’est pas la position des juristes musulmans médiévaux. La plupart se fondent sur la chronologie de la vie du Prophète et soutiennent que les versets les plus récents ont abrogé les plus anciens. D’où la suprématie des versets de l’épée. Bien entendu, le jihâd peut être plus ou moins mis en relief suivant les auteurs. Il en est ainsi des recensions du Muwatta’ de Mâlik b. Anas (95-179 / 715-795), dont la doctrine juridique a dominé l’Andalousie. La recension de Yahyâ b. Yahyâ al-Masmûdî (m. à Cordoue en 234 / 848) comporte un Kitâb (Livre) al-Jihâd; la recension de l’iraquien al-Shaybânî, qui aurait suivi les cours de Mâlik en 150 / 767 environ, a un bref chapitre sur les siyar, (les règles de conduite de la guerre), mais pas de K. al-jihâd46).
Dans ces conditions, on se doute que l’interprétation d’Averroès devait être favorable à un jihâd offensif. C’est ce qui ressort de ce qu’il écrit de la fin du jihâd dans la Bidâya:
Premier chap. Par. 1 : accord de presque tous les savants pour dire que le jihâd est une obligation et que celle-ci est collective (C IX, 112 ; IV, 95) et non personnelle.
Premier chap. Par. 2 : accord de presque tous les savants pour dire que tous les polythéistes doivent être combattus (C VIII, 39).
Premier chapitre. Par. 7. Les musulmans sont d’accord pour dire que le but de la guerre contre les Gens du Livre, à l’exception de Quraysh et des Chrétiens arabes, est double : la conversion à l’Islam ou le paiement de jizya. Cette affirmation est fondée sur C IX, 29. Mais il y a désaccord sur ceux qui ne sont pas des Gens du Livre : peut-on accepter d’eux la jizya ? Mâlik l’admet ; al-Shâfi‘î (150-204 / 767-820), Abû Thawr (m. 240 / 854) ne l’admettent pas. Averroès rapporte les versets du C (II, 193 ; VIII, 39) et le hadîth sur lesquels ces juristes s’appuient, ainsi que leur argumentation (qui combine des arguments sur le général et le particulier et sur l’abrogeant et l’abrogé).
Premier chapitre. Par. 4 : accord de tous les savants pour dire que la condition de la guerre est que l’ennemi ait eu connaissance de l’appel à l’Islam (C XVII, 16/15).
Premier chapitre. Par. 6. Ceux qui soutiennent que l’Imâm ne peut pas conclure une trêve en l’absence d’un mobile contraignant considèrent que C IX, 29, a abrogé le verset de la paix (C VIII, 61). Ceux qui sont d’un avis contraire, comme Mâlik, al-Shâfi‘î et Abû Hanîfa (80 -150 / 699 - 767) soutiennent que C VIII, 61, complète les deux versets (de l’épée). Selon al-Shâfi‘î, le principe est que les polythéistes doivent être combattus jusqu’à ce qu’ils se convertissent ou qu’ils acceptent de payer la jizya, la trêve restant une exception. Averroès ne prend pas position, mais il est manifeste que C IX, 29, est compris par lui comme enjoignant la guerre aux polythéistes jusqu’à ce qu’ils se convertissent ou paient la jizya.
En résumé, les polythéistes que l’on ne peut pas convertir à l’Islam par les sermons doivent l’être par la guerre. Cependant, la guerre peut aboutir au seul paiement de la jizya. Le but n’est donc pas de convertir immédiatement des peuples ou des individus, mais d’étendre le champ d’application de la Loi divine dans le monde et de rendre ainsi possible les conversions en abolissant les institutions étatiques qui pourraient empêcher la diffusion du message coranique.
C’est tout ce que l’on peut obtenir du point de vue légal.
L’harmonie soutenue par Averroès entre la doctrine du jihâd et la doctrine de la guerre civilisatrice universelle est-elle justifiée ? En surface, oui : dans les deux cas, il s’agit de faire la guerre pour assurer les meilleures conditions de la conversion ; dans les deux cas, il est explicitement soutenu que les hommes méritent tous ce salut. Mais, dès que l’on s’interroge sur le contenu du salut, on se rend compte que l’identification n’est pas aussi évidente qu’il paraît. Selon la doctrine philosophique de la guerre, ce qu’il s’agit de réaliser par son moyen ce sont les excellences telles que conçues par l’analyse rationnelle ; selon les juristes musulmans, il s’agit d’assurer le règne de la Loi révélée par Dieu. Et, dans le premier cas, la guerre est finalement menée par un philosophe-roi, dans le second par un État théocratique.
Faut-il donc suivre J. L. Kraemer47) qui, analysant la doctrine fârâbienne de la guerre, conclut à une divergence radicale, sur les questions du meilleur gouvernement et des fins de la guerre juste, entre la philosophie de tradition aristotélico-platonicienne des falâsifa et les doctrines musulmanes ? Le recours des falâsifa à un vocabulaire islamique et leurs renvois à des règles et pratiques musulmanes ne seraient qu’une accommodation dont le seul but aurait été d’éviter à ces auteurs des ennuis d’ordre politique. Par exemple, la doctrine de la guerre d’al-Fârâbî ne viserait pas la guerre sainte de l’Islam, mais une guerre au service la cité excellente, que l'on ne peut pas identifier au régime musulman.
Il me semble qu’une autre lecture est possible: elle est fondée sur les instruments herméneutiques fournis par Averroès lui-même, sur son réalisme politique et sur sa philosophie de l’histoire.
Selon LeLivreduDiscoursdécisif48), le Coran vise l’intérêt de tous, mais plus particulièrement de la majorité des gens. Il s’exprime donc de façon à être compris du peuple. Il n’a pas habituellement recours aux méthodes démonstratives complexes, mais à la méthode rhétorique, dont les propositions ne sont pas forcément identiques à celles de la démonstration. En effet, ce qui caractérise les propositions rhétoriques c’est qu’elles sont soit généralement admises, soit constitués de symboles (mithâl). Ainsi, Averroès analysant les arguments du C en termes de logique aristotélicienne les classe en quatre types :
1. Prémisses notoires ou opinatives, accidentellement certaines. Conclusions signifiant les choses mêmes.
2. Prémisses notoires ou opinatives, accidentellement certaines. Conclusions qui sont des symboles.
3. Prémisses notoires ou opinatives, qui ne sont pas accidentellement certaines. Conclusions signifiant les choses mêmes.
4. Prémisses notoires ou opinatives, qui ne sont pas accidentellement certaines. Conclusions qui sont des symboles.
Lorsqu’il y a divergence entre les propositions du C et celles de la philosophie (cas n° 2, 3 et 4), les philosophes interprèteront les premières, mais sans diffuser dans le peuple leurs interprétations. Sur la base de ces règles, il est possible de concevoir les préceptes religieux concernant le jihâd et toute la loi musulmane comme autant de symboles de la loi rationnelle. Mais est-ce qu’Averroès a effectivement appliqué cette herméneutique à sa philosophie politique ?
Un passage de l’ARép dans lequel Averroès soulève la question de la réalisation effective de la cité excellente nous donnera la réponse à cette question.
Quelqu’un pourrait dire : « Si l’existence de cette cité [excellente] ne peut se réaliser que lorsqu’il arrive que des gens comme ceux-là [les philosophes] existent et si leur existence avec ces qualités dépend du fait qu’ils ont crû dans cette cité, alors il n’y a aucun moyen pour cette cité de se réaliser ». Ce que nous avions posé dans le discours et pensé possible serait donc impossible. La réponse est qu’il est possible pour des individus de croître avec ses qualités naturelles que nous leur avons attribuées - se développant de plus de façon à choisir la loi générale commune qu’aucune nation ne peut s’empêcher de choisir - et d’être régis, par ailleurs, par une loi particulière qui n’est pas éloignée des lois humaines. La sagesse alors se trouverait achevée en leur temps. Il en est ainsi à notre époque et sous notre loi. S’il arrive que des gens pareils à ceux-là gouvernent pendant un temps indéfini, il est possible à cette cité de se réaliser (ARép 74, 19-75, 10, Lerner).
Le problème qu’Averroès essaie de résoudre dans ces lignes est le suivant. Pour qu’il y ait une cité excellente, il faut qu’elle soit gouvernée par des philosophes, mais pour avoir des philosophes, il faut que des jeunes gens aient au préalable reçu une éducation les conduisant à la philosophie. Or, celle-ci ne peut être prodiguée que par une cité excellente. Comment sortir de ce cercle originel?
La solution que propose Averroès est la suivante. La réunion d’un certain nombre de conditions peut permettre l’émergence d’une cité excellente sans que l’existence de celle-ci soit requise au préalable. Les deux premières sont couramment réalisées par la nature : la naissance d’enfants particulièrement doués ; la présence de lois communes. Celles-ci sont dites ailleurs naturelles. Elles sont généralement admises par tous les hommes. Elles ne sont pas à confondre avec les lois rationnelles, « humaines », car, n’ayant pas été soumis à un examen critique, elles peuvent être partiellement erronées. Il s’agit par exemple de préceptes généraux tels ceux enjoignant la piété filiale et la reconnaissance envers le bienfaiteur. A cela, doit s’ajouter une troisième condition qui, elle, n’est pas toujours donnée : des lois particulières proches de la loi « humaine », rationnelle. Les lois particulières sont les lois positives que l’on trouve dans les différentes nations particulières. Ces lois peuvent être plus ou moins bien faites, c’est-à-dire plus ou moins éloignées des lois rationnelles. La réalisation de ces conditions permet l’émergence de la sagesse et donc de dirigeants ou de conseillers des princes portés à la philosophie. Ainsi, pourra émerger dans un temps indéfini (et non infini) une cité excellente. Or, ajoute Averroès, « notre Loi », la loi musulmane est une loi particulière proche de la loi rationnelle49).
Ce qu’Averroès écrit des lois de la famille (ARép, p. 60, et 63, Lerner) illustre bien le rapport qu’il peut y avoir entre les lois positives et les lois rationnelles. Les accouplements ne doivent pas se faire au hasard dans la cité excellente, mais suivant des règles très strictes, car leur but est de réaliser la fin de l’essence humaine. Les lois relatives au mariage des autres cités réalisent avec plus ou moins de rigueur ce principe.
Si maintenant on revient à l’herméneutique exposée dans LeLivreduDiscoursdécisif, on dira que la loi musulmane est proche de la loi rationnelle au sens où elle l’imite, où elle en est le symbole.
Toutefois ce symbole n’est pas seulement contenu dans un livre, comme le Cd’où les exégètes vont tirer leurs interprétations. Il est aussi réalisé dans la cité musulmane concrète : les lois de celle-ci ne sont pas les lois rationnelles, mais des lois qui symbolisent les lois rationnelles. Bien plus, la réalisation de ces symboles est une étape vers la réalisation de la cité parfaite : elle joue un rôle déterminant dans la philosophie de l’histoire telle que la conçoit Averroès50). Ce type de symbole n’est pas constitué de pures images, mais il s’agit de choses terriblement actives. Il s’agit de choses symbolisant d’autres choses.
L’ARép a été traduit plusieurs fois au Moyen Âge et à la Renaissance, ce qui atteste de l’intérêt qu’il a suscité. Des recherches restent à faire sur l’impact de ces traductions et les raisons pour lesquelles elles ont été réalisées. Ce n’est pas possible de les entreprendre ici. Je me contenterai de fournir quelques brefs renseignements sur les traductions qui ont permis l’entrée de l’ARép dans les milieux chrétiens et juifs d’Occident et de répondre à la question suivante : dans quels mesure ont-elles rendu fidèlement les passages d’Averroès que j’ai analysés dans les lignes précédente ?
Elle est de Samuel b. Yehûdhâ de Marseille, traducteur issu des milieux intellectuels juifs de Provence né en 1294 et actif encore en 134051). On lui doit aussi la traduction d’autres œuvres philosophiques à partir de l’arabe, comme le CmEN d’Averroès. La traduction de l’ARép par Samuel et les deux révisions qu’il en a faites ont eu lieu entre 1320 et 1322. Les manuscrits qui nous ont conservé cette traduction semblent être du XVe et du XVIe siècle. Joseph Caspi en a fait un résumé en 1331.
Il est difficile de trancher de manière catégorique la question de la fidélité de la traduction de Samuel (puisque la version arabe originale n’a pas été retrouvée), mais il est généralement admis que son travail était littéral. Dans les passages qui nous intéressent ici, on notera qu’il n’élimine pas les références à la loi islamique et à al-Fârâbî et semble rendre correctement la critique de l’hellénocentrisme.
La première a été faite en 1485 à partir de l’hébreu: ExpositioCommentatorisAveroisinlibrumPoliticorumPlatonis. Son auteur est Elias de Crête (Elia del Medigo), savant juif né entre 1455 et 1460 à Candia - possession alors de la République de Venise - et grand ami du philosophe humaniste Jean Pic de la Mirandole (1463-1494). Elle se caractérise par sa fidélité à son modèle hébreu. Conservée dans un unicum de Sienne, elle a maintenant été éditée par A. Coviello et P. E. Fornaciari52). Ce travail comporte une excellente introduction à laquelle on se reportera pour plus de détails sur la date de la traduction d’Elias, sa méthode et ses rapports avec Pic de la Mirandole. Le passage sur la guerre de la cité excellente se trouve aux pages 9 à 12, celui sur le cercle originel à la page 60 et ceux sur les lois de la famille aux pages 48, 50 et 51.
La seconde traduction latine est due à Jacob Mantinus, savant juif originaire de Tortose en Espagne et mort à Damas en 1549, où il accompagnait l’ambassadeur de Venise. Il fut médecin de Paul III (1468 – 1534 - 1549), le grand pape de la réforme catholique, qui convoqua le concile de Trente. On doit à Jacob Mantino plusieurs traductions de commentaires d’Averroès toutes à partir de l’hébreu. Sa traduction de l’ARép date de 1539. Elle est dédiée au pape Paul III : AverroisCordubensisParaphrasisinlibrosdeRepublicaPlatonis. Cette traduction a été plusieurs fois publiée à la Renaissance dans les œuvres complètes d’Aristote (par exemple, à Venise, en 1550 et, par les Juntes, en 156253)). Jacob tend à paraphraser le texte qu’il traduit54) et à faire intervenir sa propre connaissance de Platon, d’Aristote et d’al-Fârâbî, là où Samuel lui paraît trop obscur. Le passage sur la guerre de la cité excellente se trouve aux fol. 337 G - 338 F, celui du cercle originel au fol. 353 K-M et celui sur les lois de la famille aux fol. 350 B-D ; 350 M.
On peut dire que ces passages sont rendus assez correctement dans les deux traductions latines, malgré quelques divergences de détails entre elles, d’une part, et, d’autre part, entre elles et la version hébraïque, divergences pour lesquelles il est d’ailleurs difficile de savoir laquelle des versions est la plus proche de l’original arabe perdu, car nous ne connaissons après tout la version hébaraïque que par certaines copies manuscrites. Toutefois, certaines différences semblent manifestement être dues aux traducteurs latins. Là où l’hébreu emploie l’expression de « guerre juste », Elias a pugnis aequalibus (les guerres équivalentes) et Mantino, isti belli (cette guerre). Si le caractère universel de cette guerre est préservé par ces deux auteurs, il est moins souligné par eux. De fait, à part la Grèce, seules l’Egypte et l’Andalousie (Andalusia) sont encore mentionnées par Elias ; la Syrie, l’Iraq, les Kurdes et les Galiciens n’apparaissent plus#. Dans Mantino, on a, pour l’Andalousie, Vandalia, pour la Syrie Samia (Shâm), pour les Galiciens Galli ; l’Iraq et les Kurdes disparaissent. Aucune application nouvelle n’est proposée. Abû Nasr est correctement identifié à Alfarabius (Elias) ou Alpharabius (Mantino).
Le moment est venu de dresser un bilan des résultats auxquels nous sommes parvenus. Il faut d’abord rectifier une remarque de P. Crone, qui, à l’occasion d’un très intéressant examen de la question du Jihâd, remarque que les fuqahâ’ (juristes musulmans) classiques ont longuement développé une doctrine de la guerre civilisatrice, mais que les falâsifa s’en sont, eux, peu préoccupés à l'exception d’al-‘Âmirî (m. 381 / 992)55). En fait, ce jugement ne se vérifie pas s’agissant des falâsifa, et plus particulièrement d’Averroès qui a produit une véritable théorie philosophique de la guerre juste.
L’alternative dont traite Averroès n’est pas celle de la guerre et de la paix, mais celle de la contrainte, dont la guerre est la forme la plus poussée, et de la rhétorique. S’agissant des rapports entre la cité excellente et les autres cités, la guerre s’impose, mais elle doit être suivie d’une formation des peuples vaincus qui les rende apte à comprendre les discours rhétoriques. S’agissant des habitants de la cité excellente, une certaine contrainte, plus légère que la guerre, doit aussi préparer les enfants à écouter les discours. La guerre civilisatrice s’appuie sur deux prémisses fondamentales : l’assimilation des étrangers à des enfants ; le postulat selon lequel tous les être humains sont aptes à réaliser dans une certain mesure les fins de l’homme tel qu’inscrites dans son essence. Un élément remarquable de l’argumentation d’Averroès est sa critique de l’hellénocentrisme platonicien : si l’on pense que seuls les Grecs sont capables de réaliser pleinement l’essence humaine, il n’y a pas lieu de faire la guerre aux non-Grecs si ce n’est pour des raisons égoïstes. Nous avons vu que la doctrine d’Averroès est assez proche de celle d’al-Fârâbî, mais que ce dernier ne dégage pas clairement le présupposé universaliste et n’a pas de critique de l’hellénocentrisme. Concernant Aristote, Averroès lui doit sa conception des excellences et sa pédagogie de la contrainte, tout comme il doit à Platon ses idées sur organisation de l’État, mais ni l’un, ni l’autre ne prône la guerre civilisatrice universelle. Cette idée apparaît en revanche dans une lettre sans doute apocryphe d‘Alexandre à Aristote, mais sans aucune justification. Elle est aussi très présente dans la loi musulmane classique, qui la fonde sur le principe de l’aptitude de tous les hommes à obtenir le salut. L’importance que prend la doctrine de la guerre civilisatrice chez Averroès est certainement liée à cette loi musulmane d’autant plus qu’il la considérait comme une imitation de la philosophie. Finalement, la doctrine d’Averroès emprunte différents éléments aux traditions philosophiques grecques et arabes, ainsi qu’à la loi musulmane pour en faire une synthèse originale, dont l’un des aspects les plus fascinants est sa critique de l’hellénocentrisme. Cette doctrine fut connue en Occident chrétien et juif par plusieurs traductions qui l’ont exposée correctement. L’impact de ces traductions reste à explorer par la recherche future.