Silvia Naef
Si l’art européen du Moyen Age emprunte certains traits à l’art islamique (notamment des motifs décoratifs inspiré de l’écriture koufique) et que la peinture de la Renaissance cite des produits manufacturés en provenance des mondes musulmans, avec l’expansion commerciale de l’Europe, c’est au tour des arts des pays d’Islam de s’inspirer des modèles occidentaux.
C’est ainsi qu’apparaissent en Iran, dès le 17e siècle, des copies de tableaux occidentaux, même à caractère religieux, ou des compositions originales comprenant des éléments inspirés de l’art européen1). Dans l’art de cour ottoman, des emprunts subtils sont également perceptibles, même si la tradition de la miniature se maintiendra jusqu’à la fin du 18e; le peintre Levni (1685 ?-1732 ?) en est considéré comme le dernier représentant. Des phénomènes semblables caractérisent l’art de l’Inde moghole2).
En ce qui concerne la partie arabophone de ce monde – qui se trouve alors majoritairement sous domination ottomane - des influences italiennes sont visibles dans la peinture religieuse des communautés chrétiennes du Levant dès le 17esiècle et auraient pu créer, notamment à travers les portraits d’ecclésiastiques, une prédisposition à l’image profane3).
La vraie rupture avec ce qu’on appelle communément « art islamique »4)a lieu au 19esiècle lorsque, dans le cadre du processus plus général de modernisation, les pouvoirs locaux introduisent l’art occidental comme un des facteurs de cette modernisation. Ce type de production a presque entièrement remplacé, de nos jours, les arts traditionnels de l’Islam, à quelques exceptions près. Loin de n’être qu’une pâle imitation de l’art occidental, cette production - qui naît comme acte d’emprunt - fait partie du long processus de modernisationet d’échanges qui caractérise les 19eet 20esiècles. Presque paradoxalement, cet emprunt de la notion et des techniques de l’art occidental a lieu au moment même où les artistes occidentaux, à la recherche d’une autre manière de « voir », commencent à avoir recours aux arts des autres civilisations, afin de développer un langage artistique moderne qui ne serait plus redevable des canons hérités de la Renaissance.
Dans cet article, on traitera de l’évolution des arts plastiques dans le monde arabe principalement et, accessoirement, musulman, en suivant les étapes qui ont caractérisé cette évolution :
1. l’adoption de l’art occidental (fin 19esiècle – milieu du 20e)
2. l’adaptation de cet art nouvellement emprunté aux « traditions locales » (milieu du 20e siècle – début des années 1990)
3. la mondialisation de la scène artistique internationale et son impact sur les scènes locales (depuis les années 1990).
On présentera également – en encadré - des artistes occidentaux du 20e siècle pour qui la référence à l’art islamique a été déterminante.
Après l’expédition de Bonaparte en Egypte en 1798, qui constituait la première occupation d’un pays central du monde musulman par des non-musulmans depuis les Croisades, les élites de la région entament une vaste réflexion sur les raisons de leur faiblesse qui, selon leur analyse, avait permis cette conquête. La solution s’appelle modernisation et consiste à s’approprier les savoirs et les techniques occidentales. Si la modernisation commence d’abord par l’armée et l’éducation, la culture et les modes de vie seront également touchés. Des villes européennes, avec de grandes artères, des jardins et des maisons s’ouvrant sur la rue, sont créées à côtés des médinas et les remplacent peu à peu comme centres vitaux. L’architecture héritée du passé cède la place à des formes à l’occidentale, ce qui s’exprime jusque dans la construction palatiale : ainsi, les sultans ottomans transfèrent leur résidence du Palais de Topkapi - qui reflétait une conception traditionnelle de l’habitat princier - à celui de Dolmabahçe, inauguré en 1856, conçu à la mode européenne par l’architecte arménien Garabet Amira Galyan. Des bâtiments d’un type nouveau marquent le paysage urbain : ainsi en Egypte, un des pays de proue de la modernisation, des théâtres (1868 au Caire, 1870 à Alexandrie) ou des opéras (1869 au Caire, 1870 à Alexandrie) sont inaugurés, introduisant par là des nouveaux genres artistiques. Des musées sont ouverts, tout d’abord pour conserver le patrimoine antique, puis islamique, et des monuments sont érigés dans l’espace public
C’est l’expédition de Bonaparte qui confronte les élites égyptiennes à l’art occidental : en effet, le savant cairote ‘Abd al-Rahmân al-Jabartî, dans sa chronique de la présence française, relève avec étonnement la capacité qu’ont les Européens à rendre les personnes de manière à ce qu’elles semblent vraies : « Parmi eux était le peintre Arago [Michel Rigo] qui peignait ses personnages de manière telle qu’on aurait cru, à les voir, qu’ils allaient se détacher en personne et aller se mettre à parler5)».
La conquête de l’Egypte renforce en Europe l’égyptomanie et la fascination de l’Orient ; plus généralement, la mode de la peinture orientaliste coïncidera avec la conquête militaire de l’Orient d’un côté, le développement du tourisme grâce à l’amélioration des transports – bateau à vapeur, chemin de fer - de l’autre6). De nombreux artistes font des séjours en Orient, et s’y installent parfois. Si l’Egypte exerce une forte attraction sur les peintres de la rive nord de la Méditerranée, d’autres endroits sont également explorés. Suite à la conquête de l’Algérie, Eugène Delacroix visitera en 1832 le Maroc et l’Algérie ; la capitale ottomane est également très appréciée par les peintres, comme par les voyageurs; dans une moindre mesure, et pour des raisons différentes - car ils n’offrent pas le même degré d’exotisme - le Mont Liban et la Terre Sainte attirent également des artistes, notamment les Anglais David Roberts (1796-1864) et Edward Lear (1812-1888).
Les lieux d’installation des artistes correspondent en partie aux lieux préférés par le tourisme. Certains ne font que passer, pour recueillir des croquis qu’ils exploiteront à leur retour, d’autres effectuent des séjours prolongés et y trouvent leur bonheur professionnel, comme l’Italien Fausto Zonaro (1854-1929) qui, ayant quitté l’Italie pour Istanbul, deviendra entre 1896 et 1909 le peintre officiel de la cour ottomane. Encore différent est le parcours du Français Etienne Dinet (1861-1929) : après un premier voyage effectué en Algérie en 1884, il sera fasciné par ce pays et finira par s’installer dans le Sud, à Bou-Saâda, en 1904 ; il se convertit à l’Islam en 1913 et effectue le pèlerinage à la Mecque en 1929, dont il rapporte des croquis. Il est d’ailleurs considéré aujourd’hui en Algérie, où on le connaît aussi sous le nom de Hadj Nasr ed Din, comme un peintre du pays, à la différence des autres artistes français d’époque coloniale ; de nombreuses publications lui ont été consacrées et un Musée national Etienne Dinet a été ouvert en 1993 à Bou-Saâda7).
Dans la capitale ottomane Istanbul, c’est à l’Ecole militaire que se formera une première génération de peintres à l’occidentale au 19e siècle, car la peinture faisait partie du cursus d’études ; c’est également dans cette école que quelques jeunes Irakiens apprendront les rudiments de leur métier. Ces premières tentatives seront suivies d’initiatives volontaristes, émanant des Etats, voire de personnalités influentes appartenant aux couches dominantes, visant à instaurer un système d’enseignement artistique et former, sur place, des artistes. C’est ainsi que l’Ecole des Beaux-Arts d’Istanbul ouvre ses portes en 1883, celle du Caire en 1908; à Téhéran, une institution enseignant la peinture académique est créée en 1911. Ces institutions s’inspirent, dans les grandes lignes, du modèle parisien. Les enseignements y sont donnés par des Européens installés dans le pays, ou par des artistes locaux formés en Europe, comme c’est le cas de l’Académie d’Istanbul dirigée par Osman Hamdi (1842-1910), un élève du peintre orientaliste français Gustave Boulanger, ou, à Téhéran, de Kamâl al-Mulk (1847/8-1940), formé à Paris, en Italie et à Vienne. Au Caire, l’Ecole est dirigé par des artistes français et italiens pendant les trente premières années de son existence ; ce n’est qu’en 1937 qu’un Egyptien en deviendra le directeur : il s’agit de Muhammad Nâguî (1888-1956) qui avait étudié à l’Académie des Beaux-Arts de Florence, mais qui se sentait plus proche stylistiquement de l’impressionnisme
En Syrie, des peintres peignent à l’occidentale à la fin de l’époque ottomane : Tawfîq Târiq (1875-1940), qui étudia à Paris, est considéré comme le premier peintre de style moderne ; ‘Abd al-Wahhâb Abû al-Su‘ûd (1897-1951) et Sa‘îd Tahsîn (1904-1985) ou Michel Kirsheh (1900-1973) font aussi partie de ce qu’on appelle la « génération des pionniers » (jîl al-ruwwâd). Ce qui caractérise la peinture syrienne, dès le début, et la singularise en partie de ce qui se produit ailleurs, est la présence de thèmes patriotiques, que ce soient les grandes batailles du passé qui ont vu les Arabes victorieux ou les luttes du présent. Ainsi Tawfîq Târiq peint la bataille de Hittîn lors de laquelle Saladin vainquit les Croisés et reprit Jérusalem en 1187 et ‘Abd al- Wahhâb Abû al-Su‘ûd la conquête de l’Andalousie par les Arabes. Dans les années cinquante et soixante, Sa‘îd Tahsîn fera des tableaux montrant les événements de la Première Guerre mondiale et la création de l’Etat arabe de Syrie par le roi Faysal du Hidjaz en 1918. Sans être dominants, ces sujets témoignent pourtant de la force du sentiment nationaliste en Syrie. Institutionnellement, un enseignement de l’art n’est créé qu’en 1960/61 ; en 1963 sera inaugurée la Faculté des Beaux-Arts, rattachée à l’Université de Damas.
A Beyrouth, ville en pleine effervescence au 19e siècle, un petit nombre d’artistes apprend les techniques de l’art académique en se rendant en Occident : la mode du portrait peint, introduite par la popularisation de l’image photographique, permet à certains de vivre de leur métier et, en même temps, de transmettre leur savoir-faire à des jeunes. Dâ’ûd Qorm (1852-1930) et Habîb Surûr (1860-1938) étudient à Rome, Khalîl Salîbî (1870-1928) à Edimbourg et aux Etats-Unis : les trois seront très connus comme portraitistes et appréciés par la bonne société beyrouthine et moyen-orientale en général; ils pratiquaient également, dans un style purement académique, la peinture de genre. Ils formeront, dans leurs ateliers, la génération de peintres suivante.
Au Maghreb, la situation est multiple : alors qu’en Tunisie se constituera un groupe franco-tunisien connu sous le nom d’« Ecole de Tunis »8), le rattachement administratif de l’Algérie à la France métropolitaine aura comme conséquence le développement d’un système d’éducation français qui reste largement fermé à la population musulmane. Ceci est valable également pour les sections d’art occidental de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts à Alger, fondée en 1881, et dont le seul enseignant algérien sera Mohammed Racim (1896-1975), un peintre qui introduit dans l’histoire de l’art du pays la miniature, un genre étranger à cette région.
Alors qu’ailleurs la modernité est incarnée par l’appropriation de l’art occidental, le seul peintre algérien de l’époque produit une œuvre tourné vers le passé :
« D’aucuns savent à quel point le maître a puisé dans le patrimoine socio-culturel les sources d’inspiration qui donnent aujourd’hui à l’ensemble de son œuvre ce caractère d’authenticité. Racim a ouvert les portes du monde moderne à la miniature en sauvegardant dans leur totale intégrité les valeurs esthétiques immuables…9)»
L’autre artiste célébrée dans l’Algérie coloniale est Baya (1931-1998), exposée à la galerie Maeght en 1947, appréciée par André Breton et Picasso pour ses créations naïves, relevant plutôt de l’art brut. L’Algérie connaît également quelques artistes peignant à l’occidentale, comme Azouaou Mammeri (1886-1954) - qui toutefois fut actif au Maroc - ou Mohamed Temmam (1915-1988), mais il faudra attendre l’indépendance en 1962 pour qu’un véritable mouvement moderniste prenne son essor.
Dans la première moitié du vingtième siècle, un petit nombre de jeunes artistes sélectionnés seront envoyés parfaire leur formation en Europe : en Egypte, c’est notamment le cas du sculpteur Mahmûd Mukhtâr (1891-1934), qui ira à Paris ou du peintre Yûsuf Kâmil (1891-1971), étudiant de l’Académie des Beaux-Arts de Rome entre 1925 et 1929.
En Irak, Hâfiz al-Durûbî (1914-1991) et ‘Atâ’ Sabrî (1913-1988) sont envoyés à Rome, Jawâd Salîm (1919-1961) et Fâ’iq Hasan (1914-1992) à Paris, Akram Shukrî (1910-1986) en Angleterre. A leur retour, ces jeunes artistes à peine formés jetteront les bases d’un mouvement artistique irakien moderne.
Lors de leurs séjours en Europe, ces artistes sont confrontés aux évolutions survenues dans la production artistique depuis le début du 20e siècle, évolutions que ceux-ci récusent la plupart du temps, même lorsqu’elles s’inspirent de l’art islamique. Un passage tiré des carnets du peintre libanais Mustafâ Farrûkh (1901-1957) exprime bien cet état d’esprit :
Comme cela s’était déjà produit dans les domaines littéraire, social et politique, un esprit vicieux et sournois s’est infiltré dans l’art, qui l’a détourné du droit chemin [pour l’orienter] vers des objectifs peu louables crachant ce venin mortel qui s’est manifesté à nous à travers Picasso, Dufy et Matisse. Antéchrists de l’art qui ont transformé l’art et les mœurs et ont entaché la pureté des beaux-arts par leurs styles sauvages avec lesquels ils commercent et détériorent le goût des gens. Ce sont là des escroqueries diaboliques que des plumes exécrables soumises à une certaine idéologie répandent… Que Dieu nous libère de ce mal !10)
Cette attitude ne doit guère étonner, car des étudiants qui venaient juste d’apprendre les règles de l’art européen auraient difficilement pu les remettre en question ; en outre, ils avaient intériorisé l’idée occidentale de l’époque que l’art islamique était un non-art, voire tout au plus un art décoratif. Cela explique également que ces premiers artistes aient été appelés pionniers (ruwwâd), car, dans la conception de l’époque, ils venaient introduire, les premiers, la pratique même de l’art qui aurait été, selon la lecture prévalant à l’époque, inconnue jusque là11).
Dès lors, il ne doit pas surprendre que cette première production artistique soit décalée par rapport à ce que les avant-gardes européennes produisaient à la même époque. Néanmoins, à l’intérieur des sociétés dans lesquelles ces artistes évoluaient, leur production représentait, sans l’ombre d’un doute, la « modernité ». Ces premiers artistes avaient emprunté, à leurs maîtres, non seulement les techniques, mais également la vision, le regard porté sur le sujet représenté : faut-il dès lors s’offusquer de l’aspect « orientaliste » de certaines représentations de l’Orient ? Cela se répercute sur le choix des sujets : comme les peintres orientalistes – au sens large du terme - les premiers peintres orientaux choisissent les sujets considérés comme pittoresques par le regard occidental et se limitent à des scènes représentant la vie traditionnelle à l’exclusion – ou presque – de toute activité ou cadre de vie rendant compte de la modernisation en cours, alors même que ces artistes faisaient partie des élites modernistes, aussi bien par leur appartenance sociale que par le choix d’un métier qui les inscrivait au cœur d’une modernité en construction.
Stylistiquement, ainsi que par les sujets qu’il représente, ce premier art moderne (al-fann al- hadîth) se situe ainsi dans la mouvance académique, voire orientaliste. On y voit des scènes typiques, rurales ou populaires, ou des paysages. Pourtant, si l’orientalisme sert souvent de référence, un des thèmes favoris de ce genre, celui du bain turc ou du harem, donc de la représentation des intérieurs réservés aux femmes, est inexistant. Pour des raisons multiples : on pourrait s’imaginer que socialement, ces représentations n’étaient pas acceptables. Cependant, puisque la peinture de nus existe chez ces premiers peintres, il semble plus correct de penser que la raison de l’absence de ces scènes est davantage à chercher dans leur aspect phantasmatique que dans la pudibonderie du public. En effet, presque aucun des peintres européens ayant illustré des bains ou des harems n’avait pu pénétrer ces endroits12). Plus donc que d’une représentation réaliste il s’agissait pour eux de représenter ce à quoi ils n’avaient pas accès, ce qu’on leur cachait. On comprend donc aisément que ce thème n’ait pas trouvé la faveur des artistes autochtones. D’ailleurs, le seul exemple d’une représentation de ce type est une copie par le Syrien Tawfîq Târiq d’un tableau de Paul Louis Bouchard intitulé Les Almées, peint vers 1892-93.
Cependant, là où l’original français n’était qu’une fantaisie érotique, Târiq donne à sa copie un sens tout autre en l’intitulant Abû ‘Abd Allâh al-Saghîr, du nom du dernier roi de Grenade, mieux connu dans la tradition européenne sous le nom de Boabdil. En le localisant dans la cour de celui qui devait être vaincu en 1492 par les Rois Catholiques, le peintre transforme une représentation orientaliste de danseuses en tableau nationaliste : en effet, il dénonce la course aux plaisirs comme une des causes de la perte, par les Arabes, de la dernière partie de l’Espagne se trouvant sous leur souveraineté. Cet exemple – et l’absence d’autres toiles représentant de tels sujets – montre que si l’art occidental, dans son concept et ses techniques, est adopté, cela ne va pas sans une adaptation à des considérations locales.
Henri Matisse (1869-1954)
Le peintre français, un des protagonistes de la modernité, cherchait à créer – sur les pas de Paul Cézanne - un espace pictural qui aurait pu exister en dehors du mimétisme caractéristique de l’art européen tel qu’il avait été pratiqué depuis la Renaissance. Les arts orientaux – l’estampe japonaise tout d’abord, puis l’art islamique – seront pour lui les révélateurs de ce qu’il recherchait. Matisse avait déjà eu l’occasion de voir des objets d’art islamique dans différentes expositions parisiennes au début du 20e siècle ; en 1905, il se rendit en Algérie, mais ce voyage ne l’inspira pas particulièrement. C’est l’ « extraordinaire exposition [d’art musulman] de Munich13)», en 1910 (Meisterwerke Muhammedanischer Kunst) qui fut déterminante pour lui. Il en dira plus tard : « Les miniatures persanes […] me montraient toute la possibilité de mes sensations. Par ses accessoires, cet art suggère un espace plus grand, un véritable espace plastique. Cela m’aida à sortir de la peinture d’intimité. La révélation m’est donc venue de l’Orient14)». Pour Matisse, l’art islamique était décoratif au sens positif du terme, parce qu’il permettait de se concentrer sur la force picturale davantage que sur le sujet : « Il fallait sortir de l’imitation, même de celle de la lumière. […] Je me suis servi de la couleur comme moyen d’expression de mon émotion et non de transcription de la nature. J’utilise les couleurs les plus simples. Je ne les transforme pas moi-même, ce sont les rapports qui s’en chargent.15)».
Le voyage au Maroc, effectué en 1912, renforcera cette influence de l’art islamique sur l’œuvre du peintre. Comme le souligne Henri Labrousse, Matisse demandait aux arts islamiques une « confirmation » de la justesse de ce qu’il était en train de faire16). [tout ce paragraphe constitue un encadré]
La question de la modernité artistique se pose en Egypte dès les années trente, lorsque se forme un mouvement surréaliste qui unit des écrivains et des artistes, et dont l’un des buts est de rompre avec le style académique prévalant jusque lors. Cependant, ce mouvement reste conceptuellement et visuellement fidèle aux principes émis par les fondateurs du mouvement en Europe et n’entame pas de véritable réflexion sur les spécificités de la production artistique locale17).
C’est au milieu du 20e siècle que des jeunes artistes du monde arabe commencent à se rendre compte que l’art pratiqué dans leurs pays est en décalage avec ce qui se produit dans les grandes capitales artistiques. En outre, ils prennent conscience de l’impact que les arts extra-européens ont eu sur l’évolution de l’art moderne en Occident. Cette réflexion est entamée au moment où, après la Deuxième Guerre mondiale, la plupart des Etats de la région atteignent l’indépendance ou luttent pour l’obtenir. C’est, généralement parlant, une période de « retour au sources », de construction d’identités nationales qui voudraient dépasser l’aliénation créée par l’acculturation suscitée par la période coloniale. Ce double enjeu, artistique et national, conduit à penser la modernité (hadâtha) en termes identitaires et liés aux traditions locales, méprisées par le colonisateur et souvent rejetées par les premiers modernisateurs. C’est ainsi que lorsque le concept de modernité apparaît enfin et est thématisé comme tel, il est indissolublement lié à celui de la culture nationale, du patrimoine (turâth). Dans ce contexte, la modernité n’a de sens que si elle est authentique et reflète les valeurs de la nation. Modernité et authenticité (asâla) constitueront donc, dans le domaine artistique, un binôme indissociable. Il n’est cependant nullement question de revenir aux formes d’expression artistique du passé, bien au contraire : le retour à la tradition doit servir à conférer une dimension internationale à l’art produit localement, comme le proclamait le premier manifeste du Groupe de Bagdad pour l’art moderne, rédigé par Jawâd Salîm, en 1951 :
« …il y a une méthode qu’il faut adopter. D’un côté, elle nous oblige à connaître les styles actuels ; de l’autre, nous devons prendre conscience des éléments dont nous nourrirons nos œuvres. Nous devons, en premier lieu, améliorer notre compréhension des styles étrangers et, en deuxième, notre connaissance de la personnalité locale. C’est cette personnalité, que la plupart d’entre nous ignorent aujourd’hui, qui pourra se faire une place dans la pensée universelle.18)»
Des réflexions semblables ont lieu presque simultanément à divers endroits, sans qu’il y ait des liens directs entre les artistes des différents pays. La production artistique ne pourra obtenir un degré d’authenticité que par le recours au patrimoine. Celui-ci n’est jamais clairement défini : sa définition est implicite et on entend par là toute pratique artistique de l’ensemble des civilisations ayant prospéré sur le territoire national. C’est ainsi qu’en Egypte l’héritage pharaonique est une référence obligée, qu’en Irak les cultures mésopotamiennes sont évoquées ou qu’en Algérie on reviendra aux peintures rupestres du Tassili. Car les cultures nationales de l’après-guerre, fortement teintées de laïcité, aspirent non seulement à se réapproprier un héritage antique dont elles avaient été dépossédées par l’Occident et à l’insérer dans une narration nationale, mais aussi à se définir autrement que par la seule clé islamique. En outre, d’un point de vue plastique, les productions artistiques restent, dans cette phase, largement figuratives et, dans ce domaine, les civilisations antéislamiques fournissent des exemples plus évidents et s’imposant d’eux-mêmes.
Il est intéressant de remarquer que, dans le monde arabe, la miniature ne constitue nullement une référence pour l’art moderne. Toute autre est la situation au Pakistan, ce qui s’explique par divers facteurs. Les Britanniques avaient en effet soutenu, à l’Ecole des Beaux-Arts de Lahore, la production artistique traditionnelle, ce qui avait permis de maintenir du moins sous certains aspects, une peinture de miniatures qui inspira, dès le début du 20e siècle, des artistes comme Abdur Rahman Chugtai (1897-1975). A partir des années 1940, Ustad Bashir Ud Din (né en 1922), qui enseigne à la Lahore School of Painting, se positionne contre le modernisme pratiqué ailleurs et perpétue la pratique de la miniature. C’est à ces enseignements que remonte l’utilisation de la miniature (comme citation, parfois aussi comme technique détournée) dans l’art d’un certain nombre d’artistes pakistanais contemporains, dont Shahzia Sikander et Imran Qureshi sontles plus connus.
Paul Klee (1879-1940)
Comme de nombreux artistes de sa génération, Paul Klee - qui avait hésité un moment entre le choix de la musique ou de la peinture - était à la recherche de nouveaux modes d’expression. A Munich, où il avait étudié, il avait côtoyé les peintres du mouvement Der Blaue Reiter, dont faisaient partie de nombreux artistes d’avant-garde, notamment August Macke (1887-1914). C’est avec ce dernier qu’il se rendit en Tunisie en 1914. La découverte de ce pays permettra à Klee de mieux définir les voies qu’il avait déjà explorées, notamment celle des signes. En effet, ce voyage, dont le peintre rentra ébloui, le marqua par trois éléments : les signes, que ce soit ceux de la calligraphie ou du tatouage, l’architecture, mais aussi la vie orientale et la couleur qui la domine. C’est à travers elle que Klee naît véritablement à la peinture : « La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède, je le sais. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre.19)» Ces éléments se retrouveront dans l’œuvre de l’artiste, à plusieurs degrés. Ils lui permettront également, par leur fluidité, de renouer avec sa passion pour la musique. Klee ne cite pas directement l’art islamique, ni ne peint des toiles orientalistes : il tire de l’Orient, de ses arts comme de ses atmosphères, l’essence, qu’il transmue en langage moderne. Cette influence sera durable : jusqu’à la fin de sa vie, Klee utilise dans ses compositions les formes et couleurs que ses expériences orientales lui avaient fait ressentir, sans pour autant tomber dans le décoratif ou le stéréotype.[Tout ce paragraphe est un encadré]
C’est dans les années soixante qu’apparaît une nouvelle manière de se référer au patrimoine, qui prendra le nom de hurûfiyya (de hurûf, « lettres (de l’alphabet) ») dans le monde arabe ; en Iran, ce sera le groupe Saqqakhâneh (terme désignant les fontaines traditionnelles) qui s’y emploiera ; on y parlera aussi de naqqâshi-khatt, « peinture calligraphique »; en Turquie, certains artistes, comme Erol Akyavaş (1932-1999), auront également recours aux lettres de l’alphabet arabe.
Ce recours permet de créer des compositions abstraites culturellement connotées, donc « authentiques ». Cependant, plus que l’art de la calligraphie tel qu’il existait avant l’époque moderne, le modèle est Paul Klee, d’où aussi la référence aux lettres (hurûf) plutôt qu’à la calligraphie (khatt) : c’est ce qu’exprimait le manifeste du groupe bagdadien Une seule dimension (Al-bu‘d al-wâhid) en 197120). Plus récemment, quelques artistes ont commencé à revendiquer l’appellation de « calligraphe », même lorsque leur pratique se veut moderne et novatrice. C’est le cas notamment de Hassan Massoudy, un Irakien émigré à Paris, ou de Lassaâd Métoui, d’origine tunisienne et vivant également dans la capitale française. C’est en revanche la conservation de la pratique traditionnelle que vise à promouvoir l’IRCICA (Research Centre For Islamic History, Art and Culture) à Istanbul, avec des concours de calligraphie dans les styles reconnus qui ont lieu tous les trois ans21). Ces pratiques restent, cependant, minoritaires.
Dans le monde arabe, la hurûfiyya peut être considérée comme le seul mouvement artistique né au 20e siècle qui ait trouvé une diffusion dans l’ensemble des pays de la région. Quoique moins centrale de nos jours, elle reste populaire et rencontre un franc succès auprès du public. Pour l’écrivain marocain Abdelkébir Khatibi, le recours à la lettre constitue un retour à la véritable caractéristique de la civilisation arabe, le signe22). Avec son exposition Word into Art, montrée en 2006 à Londres et en 2008 à Dubaï, le British Museum, qui possède une importante collection d’art moderne et contemporain des pays musulmans, consacre le « lettrisme » comme principale forme d’expression visuelle moderne dans le monde musulman23).
La hurûfiyya peut revêtir des pratiques très diverses : du « geste » que le Tunisien Nja Mahdaoui (né en 1937) emprunte au calligraphe traditionnel (d’ailleurs non seulement arabe ou musulman mais également extrême-oriental) et qui s’exprime par ce qu’il nomme des « calligrammes », des signes ressemblant à des lettres arabes sans toutefois en être, à des traits tracés sur un mur comme c’était le cas du fondateur du mouvement Une seule dimension Shâkir Hasan Âl Sa‘îd (1925-2004), à des constructions vaguement cubistes chez un autre Irakien, Jamil Hamoudi (1924-2004). Sans se revendiquer de la hurûfiyya, à l’égard de laquelle il se montre critique, la taxant de solution de facilité, l’Algérien Mohamed Khedda (1930-1991) produit un alphabet de signes s’inspirant des inscriptions rupestres du Tassili.
En Iran, l’un des fondateurs de Saqqakhâneh, Parviz Tanavoli (né en 1937) transforme l’écriture en objet tridimensionnel. Alors que le groupe bagdadien Une seule dimension soulignait justement l’unidimensionnalité créée par le recours aux lettres, le mot Heech (Rien) que Tanavoli sculpte sous des formes variées réintroduit l’espace dans la dimension de l’écrit.
L’art islamique, voire plutôt son esprit, constitue la base de la démarche d’un certain nombre d’artistes, comme le Libanais Husayn Mâdî (né en 1938) : pour lui, c’est dans le mode de procéder que se situe le lien avec les pratiques traditionnelles, notamment dans le recours à la répétition et à la géométricité.
La Guerre du Golfe en 1991 marque un point de rupture avec le nationalisme panarabe tel qu’il avait dominé la scène intellectuelle depuis les années 1950. Ce tournant se manifeste également dans la production artistique où on remarque une moindre insistance sur le critère d’authenticité ainsi que l’apparition de nouveaux médias, comme la vidéo et les installations. La nature du travail change : la référence aux spécificités locales ne se fait plus autour d’un présupposé nationaliste, mais parce qu’elle fait partie de l’univers formel de l’artiste. Si donc connotation de l’œuvre il y a, celle-ci ne vise pas la création d’un art identitaire, mais résulte tout simplement de l’expérience de vie.
Au cours de cette décennie apparaît ce que l’on pourrait définir, d’après Bourdieu, « l’amour de l’art24)», c’est-à-dire un intérêt nouveau: l’art ; de nombreuses galeries voient le jour un peu partout. Au milieu des années 2000, des maisons internationales de ventes aux enchères comme Christie’s et Sotheby’s découvrent l’art du Moyen-Orient ; des musées d’art moderne de la région ont été ouverts, notamment le Mathafà Doha, au Qatar, inauguré en 2010. Des revues comme Canvas et Bidoun, relatant en anglais les activités dans ce domaine, ont également été créées dans les dernières années.
C’est également depuis une vingtaine d’années que s’est développé, dans les milieux prescripteurs de l’art occidental, un intérêt nouveau pour les productions artistiques venant des pays non occidentaux, productions qui n’avaient été prises en compte jusque là que comme objets ethnographiques. C’est l’exposition parisienne Magiciens de la terre, montrée à Beaubourg et à la Grande Halle de la Villette en 1989 qui, malgré les critiques qu’elle a engendrées non sans raison, ouvre la voie à un mouvement qui s’amplifie au point qu’il est désormais impensable de concevoir une manifestation artistique d’envergure sans y inclure des artistes dont les origines se situent en dehors de l’Occident. Cette vague de mondialisation de la scène artistique internationale a profité à un certain nombre d’artistes dont les racines se situent dans les mondes arabes et musulmans mais qui vivent, le plus souvent, dans de grandes capitales occidentales, comme Kader Attia, Walid Raad ou Shirin Neshat. Des expositions plus spécifiquement consacrées aux artistes du monde arabe et musulman ont eu un fort retentissement récemment ; alors que leur but était, au début des années 2000, souvent politique – donner du monde musulman une autre image que celle véhiculée par les médias – elles évoluent maintenant en dehors de ce type de contingences et on pourrait même parler d’un véritable phénomène de mode. Cela a donné lieu à l’apparition – surtout dans le monde anglo-saxon - d’une nouvelle appellation, celle d’ « art islamique contemporain », qui est problématique à plusieurs égards : d’un côté, l’utilisation de cette appellation semble vouloir affirmer l’existence d’une continuité de l’art islamique, dans les techniques et les conceptions des œuvres, qui en réalité n’existe pas, puisqu’une rupture a bel et bien eu lieu et est revendiquée dans la région. De l’autre, cette appellation présuppose l’existence d’un art contemporain qui serait propre aux pays musulmans et différent de celui pratiqué ailleurs25).
Censées représenter la production artistique du « monde musulman », ces expositions ne montrent que des artistes qui travaillent selon les critères en vigueur sur la scène occidentale ; les œuvres appréciées par les publics locaux ont peu de chances d’être montrées dans les grandes manifestations internationales. Cela parce que les critères qui les régissent sont différents et elles ne sont donc pas perçues, par les commissaires d’exposition, comme relevant de « l’art contemporain». Si donc mondialisation de la scène artistique il y a, elle est conditionnée par la domination du langage « international » de l’art ; d’autres manières de voir et de produire ne sont pas prises en considération. D’ailleurs, le fait que ces œuvres soient la plupart du temps le fait de créateurs résidant en Occident, montre à quel point il est difficile de parler d’une mondialisation de la scène artistique internationale entendue comme une ouverture sur l’ensemble de la production du globe. Ces observations confirment la validité de ce que le sociologue de l’art Alain Quemin avait montré en 2002 : en dépit des discours sur l’ouverture, les lieux prescripteurs en matière artistique sont toujours situés dans les mêmes pays, le reste du monde ne jouant qu’un rôle marginal26).
Il y a donc actuellement une catégorie d’artistes globaux, bien intégrés aux modes de production et aux circuits qui dominent la scène internationale, et des artistes parfois connus, mais dont le rayonnement reste régional.
Entre Orient et Occident
Depuis le 19e siècle, la circulation des personnes et des œuvres entre Orient et Occident s’est faite dans les deux sens : les nombreux artistes qui se rendaient en Orient pour y trouver une inspiration exotique et différente ont été suivis par des étudiants en art en provenance du monde arabe et musulman qui arpentaient les villes européennes. Leurs activités ne se limitaient pas uniquement à la fréquentation des cours dans les écoles d’art, mais comprenaient des visites aux musées et la contemplation des œuvres des grands maîtres de l’art occidental.
Le pèlerinage vers les centres majeurs de l’art s’est poursuivi après la Deuxième Guerre mondiale ; dans l’autre sens, malgré la disparition de l’orientalisme pictural, des artistes occidentaux continueront à trouver leur inspiration lors d’un voyage en Orient : c’est le cas notamment du « beatnik » Brion Gysin.
Brion Gysin (1916-1986)
C’est à l’armée, pendant la Deuxième Guerre mondiale, que cet artiste anglais naturalisé américain découvre l’art calligraphique japonais, mais c’est la rencontre avec la calligraphie arabe qui sera déterminante pour son œuvre : « Lorsque d’une façon répétée et ininterrompue j’ai écrit mon signe dans mon espace pictural, j’ai découvert une foule marocaine qui dansait sur mes toiles. Pour moi, elle dansait au son de la musique de Jajouka […]. Je suis resté un tiers de ma vie sous le charme de leur musique magique27).» Gysin était proche du poète William S. Borroughs et de Paul Bowles et est connu pour ses « calligraphiti de feu », des signes qui sont redevables de la gestuelle du calligraphe.[tout ce paragraphe constitue un encadré]
La mondialisation de la scène artistique implique non seulement l’exposition d’artistes originaires du monde arabo-musulman dans des manifestations internationales en Occident, mais également l’inverse, grâce à la renommée acquise par certaines biennales régionales, comme celle d’Istanbul, fondée en 1989, et, à un moindre degré, celle de Sharjah, lancée en 1993 et transformée en biennale d’art contemporain depuis 2003 ; le Caire dispose également d’une Biennale28). Ces événements ont permis aux scènes locales, souvent dépourvues de lieux d’exposition consacrés à l’art contemporain, de se familiariser avec ce qui se faisait internationalement.
Si l’échange sur le plan du langage artistique reste unilatéral, sur le plan institutionnel des nouveaux lieux émergent et commencent à jouer un rôle dans le contexte international. Des lieux encore inconnus il y a peu sur la mappemonde de l’art y trouvent leur place. Le mouvement entamé depuis le 19e siècle se poursuit ainsi, avec des continuels allers-retours dans un sens ou dans l’autre et contribue à enrichir, en Orient comme en Occident, la scène des arts visuels.