Frédérique Woerther
La Rhétorique d’Aristote est l’un des traités de rhétorique les plus importants de la période grecque classique (IVe s. av. J.-C.). Son influence sur les époques postérieures a été considérable, tant dans le monde romain avec Cicéron et Quintilien, que dans les aires syriaque et arabe quelques siècles plus tard. Elle ne toucha pas seulement un lectorat de rhéteurs, car les philosophes eux aussi s’y intéressèrent. Tandis qu’en occident, l’Organon — autrement dit, le corpus des traités logiques d’Aristote — n’est en effet constitué que des Catégories, du De interpretatione, des Premiers et des Seconds Analytiques, des Topiques et des Réfutations Sophistiques, la tradition orientale présente, à la suite des Alexandrins, cette spécificité d’inclure également parmi ces traités la Rhétorique et la Poétique, examinant ainsi, à côté des syllogismes apodictiques, dialectiques et sophistiques, les syllogismes rhétoriques et poétiques.
Cette contribution se propose de retracer brièvement l’histoire de la traduction arabe, anonyme, de la Rhétorique d’Aristote, réalisée au VIIIe s. de notre ère, et de la traduction de cette version arabe en latin, publiée en 1256 par Hermann l’Allemand. On présentera le contexte intellectuel — philosophique et historique — dans lequel chacune de ces deux traductions a été élaborée, et on déterminera le type de problèmes que soulève le passage d’une langue à l’autre, en indiquant les solutions que les traducteurs ont pu y apporter et l’intérêt que présentent aujourd’hui ces deux versions pour une édition du texte grec original. On soulignera également, en l’illustrant, le rôle primordial joué par la traduction arabe dans l’interprétation que les principaux philosophes (al-Fārābī, Avicenne et Averroès) proposèrent de la Rhétorique, ainsi que les répercussions de la traduction arabo-latine dans le monde occidental.
Le Fihrist d’Ibn al-Nadīm répertorie trois versions arabes de la Rhétorique : l’« ancienne » traduction, élaborée avant l’époque de Ḥunayn, la traduction réalisée par Isḥaq Ibn Ḥunayn (m. 910), et celle dʼIbrahīm b. ‛Abdallāh (m. ca 940). Seule l’« ancienne » traduction nous est parvenue. L’unicum qui est conservé à Paris (Bibliothèque Nationale, Parisinus arabus 2346) comporte une lacune correspondant à Rhét. 1412 a 16 – 1415 a 4. Il a été réalisé à partir d’une copie d’Ibn al-Samḥ (m. 1027) qui, d’après son propre témoignage, s’était aidé, pour retranscrire le texte, de deux copies arabes et d’un manuscrit syriaque de la Rhétorique.
Cette « ancienne » traduction arabe a probablement été réalisée vers le VIIIe s., dans un contexte où la culture grecque est transmise, dans la Palestine, la Syrie et l’Irak pré-islamiques, par les diverses Églises chrétiennes. Bien que leur langue maternelle ait été le syriaque, les lettrés, éduqués dans les couvents, connaissaient au départ suffisamment le grec pour pouvoir le lire dans le texte. Mais les conflits doctrinaux qui divisèrent ces Églises locales et les autorités byzantines suscitèrent progressivement l’émergence de systèmes d’éducation parallèles, si bien que le syriaque devint alors la langue de l’instruction et qu’un grand nombre de textes (théologiques, mais aussi de philosophie, rhétorique, grammaire, mathématiques, astronomie, musique, médecine) commencèrent à être traduits en syriaque à partir du IIIe s. C’est cette situation qui a rendu possible la création d’un corpus de traductions en syriaque, comprenant notamment une partie de la logique d’Aristote — qui dominait les études philosophiques — et les œuvres de Platon, ainsi que d’importants commentaires et résumés plus récents. Ces traductions syriaques jouèrent un rôle prépondérant dans le vaste mouvement de traduction des textes grecs en arabe, aux IXe-Xe s. : elles pouvaient en effet se substituer à une source grecque perdue, ou être utilisées par les traducteurs arabes pour vérifier ou collationner des manuscrits grecs ou syriaques du même texte.
Concernant la Rhétorique, on ne peut décider avec certitude si un intermédiaire syriaque a été employé pour réaliser l’« ancienne » traduction arabe du VIIIe s. — ce qui pourrait en expliquer certaines mélectures — ou si le traducteur a directement utilisé le texte grec1).
On sait par la notice d’Ibn al-Samḥ qu’il existait une version syriaque de la Rhétorique, celle dont il s’est aidé pour retranscrire le texte de la traduction arabe, au XIe s. Aucun manuscrit actuellement conservé ne contient de version syriaque de la Rhétorique, et on n’a aucune preuve aujourd’hui qu’une traduction syriaque de la Rhétorique ait existé avant le Xe s., ni qu’un aristotélicien de langue syriaque de cette période se soit intéressé à ce texte en particulier2). Deux éléments rendraient toutefois plausible l’hypothèse qu’une traduction syriaque de la Rhétorique ait existé à date ancienne3) : l’intérêt des érudits de langue syriaque (comme Athanase de Balad, Jacob d’Édesse ou Georges, évêque des Arabes, au VIIe s.) pour l’Organon, et le rôle central joué par les textes de logique — dont fait partie, rappelons-le, la Rhétorique — non seulement dans les cercles philosophiques et scientifiques, mais également, et plus largement, dans le cadre des études de théologie (pour apprendre à formuler un problème et à en débattre) et de médecine (la logique faisant partie du cursus scolaire, par exemple à Alexandrie). Cependant, il convient de remarquer que, pour des raisons religieuses, l’étude de l’Organon dans les écoles chrétiennes fut restreinte à certaines parties du corpus qui aurait exclu la Rhétorique et la Poétique, lesquelles n’auraient pas été traduites en syriaque à date ancienne : ce n’est qu’après la conquête musulmane que cette restriction fut levée et que l’enseignement de la logique prit une nouvelle forme. De plus, si les auteurs syriaques connaissaient la Rhétorique au moment où le texte a été traduit en arabe, cette connaissance n’était pas nécessairement écrite ou textuelle.
J. Watt4) a récemment montré que la traduction syriaque de la Rhétorique sur laquelle s’est appuyé Bar Hebraeus (m. 1286) pour rédiger son commentaire — le Butyrum sapientiae — est très proche de la version arabe et que cet auteur a retranscrit les termes grecs là où la traduction arabe a utilisé les équivalents arabes. Par conséquent — comme le texte syriaque contenu dans le Butyrum sapientiae n’est pas une traduction de l’arabe —, soit la traduction arabe a été effectuée à partir de la version syriaque, soit les traductions arabe et syriaque ont été réalisées à partir de sources grecques très semblables, soit le traducteur arabe, travaillant à partir du grec, a consulté la version syriaque de la Rhétorique qui a aussi été utilisée par Bar Hebraeus.
Dans la comparaison qu’il a récemment proposée des versions grecque et arabe de la première partie du livre III de la Rhétorique5), U. Vagelpohl suggère que la traduction arabe du traité présente des similitudes avec les techniques employées dans le cercle d’al-Kindī et qu’elle a été directement effectuée à partir du texte grec. D’après lui en effet, les syriacismes de la traduction arabe de la Rhétorique ne doivent pas être automatiquement interprétés en faveur de l’utilisation d’un intermédiaire syriaque, car ils ont pu affecter la version arabe à différents moments de la traduction et de la transmission du texte6). De plus, il importe toujours de garder en mémoire qu’un traducteur chrétien, habitué au syriaque, peut commettre des syriacismes, alors même qu’il traduit directement du grec vers l’arabe7).
Les « fautes » induites par le passage du grec vers l’arabe ne se réduisent pas à de simples problèmes techniques, comme la mauvaise qualité d’un manuscrit : il faut également mentionner le style souvent elliptique d’Aristote, et les conditions psychologiques et culturelles du traducteur qui ne connaît pas nécessairement toutes les réalités littéraires, historiques, géographiques requises pour comprendre la Rhétorique et partant, pour traduire le texte. U. Vagelpohl a par exemple noté la façon dont certaines expressions métaphoriques grecques ont été traduites en arabe dans un obscur mot-à-mot8), ou comment le passage de Rhét. III, 1, 1403 b 27-32, consacré à la voix, a été transposé par le traducteur arabe dans le champ de la musique9). Aristote met ici en relation l’action oratoire et volume de la voix, l’intonation10) et le rythme :
L’action réside dans l’usage de la voix (ἐν τῇ φωνῇ) en fonction de chaque sentiment (πρὸς ἕκαστον πάθος), et consiste à savoir, par exemple, quand user d’une voix forte (μεγάλῃ), quand user d’une voix faible (μικρᾷ), quand d’une voix moyenne (μέσῃ), et comment se servir des tons (τόνοις), par exemple du ton aigu (ὀξείᾳ), du ton grave (βαρείᾳ) ou intermédiaire (μέσῃ), et à quels rythmes (ῥυθμοῖς) recourir dans chaque cas. Car ce sont trois objectifs qu’ils visent : volume (μέγεθος), harmonie (ἁρμονία), rythme (ῥυθμός)11).
La traduction arabe de ce passage est la suivante :
Relève de la saisie des visages ce qui survient au moyen de la voix (bi-l-ṣawt), et cela est l’une des choses qui devraient être utilisées en rapport avec l’une des passions (‛inda kul wāḥid min al-ālām), et tantôt il faut utiliser le fort (al-kubrā), tantôt le faible (al-ṣuġrā), tantôt le moyen (al-wusṭa)12), comme on les utilise dans les chants pour conduire les chameaux (al-hādiyāt)13), je veux dire le chant aigu (al-ḥādda), le chant grave (al-ṯaqīla) et lʼintermédiaire (al-wusṭa), et certains des modes ou des intervalles (šayʼ min al-naġmaw al-nabarāt) ; car ceux dont ils parlent ou … sont trois choses, et ce sont la grandeur (al-‛iẓam), l’adaptation (al-tawfīq) et l’intervalle (al-nabrā).
Si le terme arabe ṣawt traduit sans problème ici le grec φωνή (le « son de la voix » dans les deux langues), le traducteur a choisi de reprendre le τόνος grec (« ton », dans le sens d’« intonation ») par l’arabe hādiyāt qui, si tel est réellement le terme employé ici, se réfère au chant entonné pour conduire les chameaux. Quant au pluriel ῥυθμοί (« rythmes »), il est traduit par la paraphrase šayʼ min al-naġmaw al-nabarāt (« certains des modes ou des intervalles »), tandis que le singulier ῥυθμός est rendu, à la fin du passage, par le seul al-nabrā (« intervalle »)14). Tandis que le grec évoque l’action oratoire au moyen de termes qui renvoient à la prononciation d’un discours, les termes utilisés dans la traduction arabe appartiennent tous au domaine de la musique, comme l’indique par ailleurs une glose15). S’il ne trahit pas une mécompréhension du texte grec, un tel choix de la part du traducteur signale la volonté d’adapter le propos d’Aristote à des catégories plus accessibles aux lecteurs de langue arabe.
La traduction arabe « ancienne » est celle qui a été utilisée par les trois grands commentateurs de langue arabe de la Rhétorique, al-Fārābī, Avicenne et Averroès. C’est cette traduction, avec ses fautes et ses obscurités, qui a conduit les philosophes à proposer une interprétation du texte distincte de celle qu’aurait suscitée l’original grec.
Ainsi la notion d’ἦθος (caractère), qui renvoie en grec à l’un des trois moyens de persuasion de la Rhétorique aristotélicienne, et qui est défini par Aristote comme l’image de l’orateur créée par le discours et exprimée par son intention morale, a été traduite en arabe par le doublet kayfiya wa-l-samt (« qualité et allure »). C’est cette traduction qui a conduit al-Fārābī à interpréter, dans les Didascalia (prologue de son Grand commentaire à la Rhétorique d’Aristote), l’ἦθος aristotélicien dans un sens beaucoup plus large, et à le comprendre en effet comme l’attitude réelle de l’orateur, impliquant ainsi qu’il s’agit désormais non seulement d’une réalité référentielle, mais aussi d’une attitude d’ordre corporel16).
La traduction arabe a également été l’occasion, pour les commentateurs de la Rhétorique, d’affiner certains concepts. C’est le cas de la notion de himma (aspiration)17), qu’on retrouvera plus tard dans la traduction latine des Didascalia réalisée par Hermann sous les mots de studia (efforts) et appetitus (appétit)18). Ce terme de himma, qui comporte, en général19), l’idée d’énergie orientée et désigne « un appétit conscient, non nécessaire, mais ardent et exclusif, orienté vers un but vital, éminemment élevé et susceptible de porter sur l’impossible »20), ce but étant « constitué d’objets de dispositions stables, objets dont l’obtention ne se fait pas sans effort »21). L’appétit mû par la himma est le fruit d’une habitude, et ses objets sont des genres d’objets ; la himma est une puissance concrète, en rapport avec son acte. En outre, « comme le sujet de la himma n’est pas l’individu comme tel, mais des groupes d’individus et que ces groupes sont eux-mêmes partie prenante d’une organisation supérieure, la cité ou la nation, qui a aussi sa himma, entre cette himma dominante et les actes vont s’insérer les himam des différents groupes »22) : ainsi, « nos actes les plus singuliers apparaissent comme informés par ce système de himam dominées par la himma de la cité ou de la nation »23). C’est ce terme de himma qui a précisément été choisi par le traducteur arabe de la Rhétorique pour rendre le grec ἕξις — alors même que d’autres termes arabes étaient possibles, comme hay’a (disposition), ḥāl (état), isti‛dād (aptitude), sağiyya ou encore qinya et malaka, qui sont généralement employés dans ce cas, puisquʼils partagent les traits fondamentaux de lʼἕξις aristotélicienne, définie comme une disposition stable, qui peut être naturelle ou acquise avec le temps, renforcée par la répétition d’actes, et susceptible de varier selon le plus et le moins.
Face au texte arabe, les commentateurs de la Rhétorique ont donc dû expliquer et justifier les choix du traducteur. Même s’ils soupçonnèrent certainement la présence de l’ἕξις aristotélicienne sous l’emploi du terme himma, ils n’allèrent pas jusqu’à expliciter l’équivalence entre himma d’une part et malaka ou qinya d’autre part, lesquelles rendent généralement l’ἕξις aristotélicienne. Ils développèrent ainsi le concept de himma de manière à le rapprocher considérablement de l’ἕξις : « c’est à eux et non au traducteur qu’il faut attribuer l’idée que le choix contenu dans la himma est exclusif, orienté vers une fin, soutenu par une habitude, caractéristiques que l’on retrouve, d’une certaine façon dans les ἕξεις. Bien plus, ils ont presque toujours donné comme exemples de himma, non pas seulement telle ou telle excellence, mais les excellences en général et les arts, qui sont, pour eux, des malakāt »24).
Enfin, on peut ajouter que la traduction arabe a aussi été l’occasion de produire de nouveaux concepts dans la tradition philosophique, comme celui de bādi’ al-rayʼ al-muštarak (« point de vue immédiat et commun »)25), qui n’existe pas chez Aristote, et qui permet de définir de façon spécifique la qualité des prémisses composant les syllogismes rhétoriques. L’apparition de ce concept dans le Kitāb al-ḫaṭābā dʼal-Fārābī est imputable à la traduction ancienne de la Rhét. I, 2, 1356 b 36 – 1357 a 1, sur laquelle s’est appuyé le philosophe. Dans la version grecque de ce passage, Aristote écrit en effet que la dialectique
raisonne sur des sujets qui requièrent une discussion (ἐκ τῶν λόγου δεομένων) ; et la rhétorique ne prend pour sujets que des questions qui sont déjà matière habituelle de délibération (ἐκ τῶν ἤδη βουλεύεσθαι εἰωθότων).
La traduction arabe de ces lignes est la suivante :
Toutefois, on a besoin, dans la [dialectique], des choses possédant la logique (ḏawāt al-manṭiq), alors que (fa-ammā), dans la rhétorique, on a besoin des choses que l’on admet et dont on est convaincu en fonction d’une habitude antérieure (min qabl).
Tandis qu’il signifie simplement chez Aristote « discours », le terme de λόγος a été compris en arabe dans son sens restreint de « logique ». Cette situation, opposant « les disciplines relevant de l’opinion dont les syllogismes sont formellement corrects à la rhétorique dont la méthode est fonction du point de vue se produisant en premier et répandu »26), aurait conduit al-Fārābī à considérer la faiblesse logique de la rhétorique et à constater que la persuasion rhétorique se fondait sur une habitude antérieure, ce qui aurait peut-être occasionné la mise en œuvre, par al Fārābī, de la notion de « point de vue immédiat et commun », spécifique à la rhétorique.
Il convient, pour finir, de souligner l’utilité plus directement concrète que revêt cette traduction arabe, qui a en effet permis d’améliorer, sur quelques points précis, la dernière édition parue du texte grec d’Aristote27). Ainsi, d’après R. Kassel28), la traduction arabe est la seule version — avec les scolies — à présenter le mot, rare, d’ἀντίμιμον (« contre-faisant », Rhét. III, 3, 1406 a 29, ar. al-iqtidaʼ al-mankus [imitation inversée]), que l’archétype des manuscrits grecs de la Rhétorique avait déformé en τίμιον (« précieux »). La version arabe permet également de confirmer certaines leçons, comme en Rhét. II, 20, 1394 a 16 : μάρτυς γὰρ πιστός (« le témoin est digne de foi »), ar. al-šāhid al-ṯiqa (« le témoin digne de foi »), contre μάρτυς γὰρ χρηστός (« le témoin est honnête »).
Hermann l’Allemand entreprend la traduction en latin de la version arabe de la Rhét. d’Aristote au milieu du XIIIe s. Épigone de la grande école des traducteurs de Tolède29) où cohabitent plusieurs langues (arabe, hébreu, castillan, latin) et de multiples cultures, il fut probablement nommé évêque d’Astorga en 1266 avant de mourir dans cette fonction en 1272. Il réalisa entre 1240 et 1256 six traductions : la traduction latine du Commentaire moyen à l’“Éthique à Nicomaque” d’Averroès, achevée le 3 juin 1240 à Tolède, la traduction latine de la Summa Alexandrinorum (abrégé arabe de l’Éthique à Nicomaque), achevée le 8 avril 1243 ou 1244, la traduction latine de la version arabe de la Rhétorique d’Aristote, la traduction latine du Commentaire moyen à la “Poétique” d’Averroès, achevée à Tolède le 17 mars 1256, la traduction latine des Didascalia, appelée aussi ‘glose’ dans les textes qui les signalent (non datée) et la traduction partielle des Psaumes (1-70) en castillan à partir du texte hébreu, probablement réalisée elle aussi à Tolède30). Semblant appartenir à un projet plus vaste — celui d’une traduction de la Bible en castillan —, cette dernière traduction soulève la question de savoir si Hermann connaissait suffisamment l’hébreu pour aborder cette tâche ou s’il s’est fait assister dans son travail.
Sa méthode de travail et son niveau de connaissances en langue arabe31) nous sont en tout cas connus par le témoignage de Roger Bacon, qu’il rencontra à Paris entre 1240 et 1247 :
Hermann l’Allemand, évêque qui est encore aujourd’hui vivant, fut un ami très proche. Quand je lui posai des questions sur certains livres de logique en arabe qu’il avait fait traduire, il me dit, la bouche en cœur, qu’il ne connaissait pas la logique et que c’est la raison pour laquelle il n’avait pas osé les traduire. Assurément, s’il ne connaissait pas la logique, il n’aurait pas pu connaître les autres sciences comme il faut. Il ne connaissait pas bien l’arabe non plus, comme il le confessa, puisqu’il fut assisté d’un homme qui l’aidait pour les traductions, plus qu’un traducteur ; qu’il avait avec lui des Sarrasins en Espagne dont le rôle fut déterminant dans ses traductions32).
Hermann semble faire la même confession dans son introduction de la Rhétorique :
C’est pourquoi ces deux livres (sc. la Rhétorique et la Poétique) ont été pour ainsi dire ignorés jusqu’à maintenant, même chez les Arabes, et c’est à peine si j’ai pu trouver quelqu’un pour travailler avec moi sur ces [traités] et les étudier assez sérieusement33).
G.H. Luquet, le biographe d’Hermann, décrit quant à lui sa méthode de traduction de la façon suivante :
Quel procédé employa Hermann pour faire ses traductions ? On connaît le procédé constant des traducteurs du Moyen-Âge. Un Juif converti traduisait en langue vulgaire, en espagnol par exemple, la traduction arabe du texte grec et c’était cette seconde traduction que traduisait en latin celui qui signait la traduction définitive. Hermann suivait une méthode analogue, avec cette différence qu’il employa, non des Juifs, mais des Arabes. Le témoignage de Bacon, qui le dit expressément, se trouve confirmé par certaines particularités de ces traductions, notamment dans la transcription des noms propres, qui montrent qu’elles sont l’œuvre de musulmans connaissant la langue savante34).
Comme l’indique Hermann en introduction, sa traduction latine de la Rhétorique fut entreprise à la demande de Jean, chancelier du roi de Castille, alors archevêque de Burgos (1240-1246)35). Non daté, ce travail semble cependant avoir été entrepris entre 1243 et 1256, et a été publié en même temps que les Didascalia et le Commentaire moyen à la “Poétique”, en 1256. Avant cette date, la Rhétorique d’Aristote reste encore inconnue du monde latin. Elle sera rapidement suivie de la Vetus translatio, effectuée sur le grec, ainsi que de la traduction de Guillaume de Moerbeke, réalisée elle aussi à partir du grec, un peu avant 1270. Comme le montre G. Dahan36), les conditions intellectuelles sont réunies à ce moment-là en occident chrétien pour accueillir la Rhétorique d’Aristote. La problématique de la classification des savoirs subit en effet une mutation : la rhétorique est, d’une part, avec la grammaire et la dialectique, l’une des composantes du trivium (schéma que font bientôt éclater d’autres principes de classification comme la bipartition aristotélicienne spéculative / pratique ou la tripartition d’origine stoïcienne physique / morale / logique) et, d’autre part, avec la découverte de la science arabe, un traité composant l’Organon élargi, hérité des Alexandrins. C’est à cette époque que l’on prend mieux en compte le problème des caractéristiques propres de la rhétorique et de ce qui la distingue de la dialectique (à partir, notamment de la lecture du livre IV du De differentiis topicis de Boèce), ce qui permet à l’occident d’affronter avec sérieux les questions soulevées par la logique arabe.
Première arrivée, la version arabo-latine d’Hermann n’a toutefois pas été utilisée, en raison de ses obscurités et la « traduction fautive et râpeuse », notée par R. Bacon37). Cela n’empêcha cependant pas la traduction arabe ancienne de jouer un rôle important dans le monde occidental, non seulement grâce à la traduction latine des Didascalia par Hermann, mais aussi grâce aux Questiones super tres libros Rhetoricorum Aristotelis de Jean de Jandun38), qui reprend en partie les Didascalia.
Quant à la difficulté que représente l’entreprise de traduction, en latin, de la version arabe de la Rhétorique, Hermann s’en est expliqué dans son introduction :
Et que personne ne s’étonne ni ne s’indigne du caractère difficile ou, pour ainsi dire, brutal de la traduction. Car bien plus difficile et plus brutale fut la traduction du grec vers l’arabe. Ainsi al-Fārābī, qui le premier s’est efforcé de tirer, au moyen d’une glose, la signification de la rhétorique, a laissé de côté de nombreux exemples grecs en les ignorant à cause de leur obscurité, et c’est pour la même raison qu’il exposa d’une manière incertaine de nombreux points, et, comme Avicenne et Averroès le pensent, c’est pour la même raison qu’il ne poursuivit pas sa glose jusqu’à la fin de l’œuvre. Ces deux hommes affirmèrent aussi, à la fin des traités qu’ils composèrent en imitant Aristote : « Voilà ce que nous avons pu comprendre et tirer de la traduction qui nous est parvenue de ces volumes d’Aristote ». C’est pourquoi ces deux livres ont été pour ainsi dire ignorés jusqu’à maintenant, même chez les Arabes, et c’est à peine si j’ai pu trouver quelqu’un pour travailler avec moi sur ces [traités] et les étudier assez sérieusement. Que me pardonnent donc ceux qui purent, peut-être à juste titre, dénoncer l’imperfection de ce travail avec moi ; et ceux à qui il n’a pas plu de rechercher quelque fruit de ce travail peuvent le critiquer et le délaisser39).
Pour pallier l’obscurité de la traduction arabe qu’il évoque ici — obscurité due soit au traducteur arabe, soit à l’exposé souvent elliptique d’Aristote lui-même —, Hermann a quelquefois renoncé à traduire le texte, ou bien a fait appel au commentaire d’Avicenne pour compléter sa propre traduction en latin40). Dans certains cas, il lui arrive aussi de fournir, pour un seul mot arabe, deux traductions latines, afin de coller au plus près aux significations propres du terme latin : ainsi, il traduit al-sulṭān par regnum seu potestas (« règne ou pouvoir »), afḍal par meliorem seu fortiorem (« meilleur ou plus fort »)41).
Le passage de l’arabe au latin a occasionné l’apparition de certaines « fautes », liées à la translittération et à la corruption de noms propres. M.C. Lyons42) en donne quelques illustrations : le nom grec du tribunal Athénien Ἀρείῳ πάγῳ (Aréopage, Rhét. I, 1, 1354 a 23), simplement translittéré en arabe Ārīūs fāġūs, a été traduit en latin par Hermann arbos et agros (« l’arbre et les champs »). Toutefois, Hermann renonce le plus souvent à trouver, dans ces cas, une solution : il traduit le nom de Sappho (Σαπφώ, Rhét. I, 9, 1367 a 8 ; Safā dans la version arabe) par quedam matrona (« une certaine femme »), ou celui d’Alcidamas (Ἀλκιδάμας, Rhét. I, 13, 1373 b 18 ; al-qīdāmīs dans la version arabe) par talis (« un tel »).
On peut noter en outre d’autres types de « fautes », qui ne sont pas toutes imputables à la version arabe sur laquelle Hermann se fonde. Voici un extrait du passage, dans la version grecque de la Rhétorique, où Aristote présente les moyens de persuasion techniques et, au premier chef, l’enthymème :
Puisque de toute évidence, la méthode proprement technique (ἡ μὲν ἔντεχνος μέθοδος) concerne les moyens de persuasion (περὶ τὰς πίστεις), et que la persuasion (ἡ δὲ πίστις) est une sorte de démonstration (car nous donnons surtout notre approbation à ce que nous tenons pour démontré), que la démonstration rhétorique (ἀπόδειξις ῥητορική) est l’enthymème et que ce dernier est – pour parler simplement – le plus décisif des moyens de persuasion (κυριώτατον τῶν πίστεων), que l’enthymème est une sorte de syllogisme (τὸ δ᾽ἐνθύμημα συλλογισμός τις) et que l’examen de tout syllogisme, de manière indifférenciée, relève de la dialectique…43).
La traduction arabe de ce passage est la suivante :
Et puisqu’il est connu que cette méthode (al-ḥīla al-ṣinā‛iyya) technique ne vise que les assentiments (al-taṣdīqāt) et que l’assentiment (al-taṣdīq) n’a lieu que par établissement (bi al-taṯbīt) (car nous n’admettons une chose que lorsqu’on a l’opinion qu’elle peut être établie pour nous), que l’établissement rhétorique (al-taṯbīt al-rīṭūrī) est l’enthymème, car cela est en somme le principe qui précède les assentiments (li-anna hāḏā fī al-ğumla huwa al-āṣl al-mutaqaddim li-l-taṣdīqāt), et que l’enthymème est une sorte de syllogisme (al-tafkīr šayʼ min al-salğasa) et que le syllogisme peut être considéré comme faisant partie de la dialectique…
Et voici la traduction latine d’Hermann de la version arabe :
Puisquʼon sait que cette disposition technique (istud ingenium artificiale) tend en quelque sorte à induire des croyances (credulitates) et que la croyance (credulitas) se réalise au moyen de la preuve (per probationem) – nous donnons en effet certainement notre assentiment à une chose dès que nous pensons qu’elle nous a été prouvée – et que la preuve rhétorique (probatio rethorica) est l’enthymème, parce que cela est est le fondement qui précède les croyances (istud radix preexistens ad credulitates), et que l’enthymème est une espèce du syllogisme (enthimema pars est sillogismi) et le syllogisme semble être une espèce de la dialectique…44).
La comparaison, sur deux points précis, des versions arabe et latine permet de caractériser un peu plus précisément la démarche d’Hermann.
L’examen des traductions arabe et latine de la Rhétorique d’Aristote ne nous renseigne pas seulement sur l’intérêt qu’une époque, une société, un milieu intellectuel ont éprouvé pour ce texte, et les raisons pour lesquelles ce traité a été lu ou redécouvert à différents moments de l’histoire, en orient comme en occident. Il permet également de mieux connaître les méthodes que les différents traducteurs ont mises en œuvre pour surmonter des problèmes qui, loin de n’être que linguistiques, sont aussi culturels, intellectuels et philosophiques.
Bibliographie
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Glossaire
Questionnaire 1) Quelle est la date du vaste mouvement de traduction des œuvres grecques en arabe ? [IX-Xe s.] 2) Citer au moins quatre traités composant l’Organon d’Aristote dans la tradition Alexandrine [Catégories, De interpretatione, Premiers et Seconds Analytiques, Topiques, Réfutations Sophistiques, Rhétorique, Poétique] 3) Quelle est la différence entre l’Organon occidental et l’Organon oriental ? [L’addition de la Rhétorique et de la Poétique dans l’Organon oriental] 4) Citer deux exemples de « fautes » induites par la traduction de la Rhétorique d’Aristote du grec en arabe. [la transposition de termes concernant l’action oratoire dans la champ de la musique ; l’interprétation de l’èthos oratoire aristotélicien ; l’affinement du concept arabe de himma ; la mise en œuvre, par al-Fārābī, du concept de « point de vue immédiat et commun »] 5) Quels sont les trois grands philosophes de langue arabe qui se servirent de la traduction arabe de la Rhétorique d’Aristote ? [al-Fārābī, Avicenne, Averroès] 6) A quelle école de traducteurs Hermann l’Allemand appartient-il ? [L’école des traducteurs de Tolède] 7) À quelle époque Hermann entreprend-il ses traductions ? [Entre 1240 et 1256] 8) Pourquoi la traduction latine d’Hermann ne connut pas de postérité ? [Elle est trop obscure].