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hommes

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Si l’histoire a retenu principalement les noms des savants qui ont écrit les œuvres, et des princes qui les ont protégés, il faut tenter de reconstituer les « chaînes de collaboration », pour parler comme Howard Becker à propos des mondes de l’art, et retrouver les traducteurs et leurs protecteurs, les copistes et les relieurs, bref tous ceux qui permettent aux savoirs d’éclore, de s’accumuler et de se diffuser.

En Occident, au Xe siècle, Gerbert d’Aurillac, archevêque de Reims et pape en 999 sous le nom de Sylvestre II, est un des premiers diffuseurs de la connaissance arabo-musulmane en Occident, notamment dans le domaine du calcul sur abaque, connaissance d'origine indienne qui a permis la première diffusion en Europe des chiffres dits «arabes». C'est sous l'influence de Gerbert d’Aurillac également que des traités sur l’astrolabe sont rédigés en Occident.

Au XIe siècle, Constantin l’Africain arrive de Kairouan par bateau en Italie du Sud. Etait-il un marchand, un médecin ? Un musulman converti au christianisme ? Ou un chrétien appartenant à la petite communauté chrétienne de Kairouan qui subsistait encore au XIe siècle ? La vie de Constantin reste mystérieuse et tous les récits divergent sur ce sujet. Dès son arrivée, il se rend au monastère du Mont Cassin, devient moine et c‘est avec l’aide d’un petit groupe de lettrés bénédictins qu’il entreprend la traduction en latin de nombreuses œuvres médicales arabes. Des traités de médecine reprenant en grande partie les théories d’Hippocrate et de Galien, qu’il avait emportés avec lui depuis Kairouan. Ces ouvrages furent diffusés dans toute l’Italie du Sud, notamment au sein de l’Ecole de médecine de Salerne, qui recevait des auditeurs de tout l’Occident. Puis suivirent les réseaux des hommes de sciences, ceux des monastères, des écoles cathédrales en France, en Angleterre et en Allemagne. L’ensemble de ces textes fut déterminant pour l’essor de la médecine occidentale. La voie était désormais ouverte pour accueillir tous les champs du savoir. Dans toute l’Europe occidentale, des lettrés commencèrent à apprendre l’arabe et se mettre à la tâche à Tolède comme à Palerme pour rendre accessibles dans l’ensemble du monde latin chrétien les apports de la philosophie et des sciences arabes.

Quelques-uns d’entre eux sont sortis de l’anonymat. Leur nom apparaît au hasard d’un manuscrit comme cet érudit, Adélard de Bath, qui après des études à Tours, se rend en Sicile où il étudie la culture grecque et apprend probablement l’arabe. Revenu dans sa ville natale de Bath en Angleterre, c’est avec l’aide d’un juif converti originaire d’Aragon, Pierre Alfonsi, qu’il traduit de nombreux textes scientifiques d’arabe en latin. Il fut un des pionniers de la diffusion d’ouvrages d’astrologie et surtout des Eléments d’Euclide qui servirent de point de départ à son œuvre réputée de géomètre. La lecture d’Aristote, dont la traduction de l’œuvre s’intensifia au XIIe siècle, intéresse aussi philosophes musulmans et chrétiens à divers égards.

Lettrés, hommes de science et souvent hommes d’Eglise, ils n’étaient pas de simples traducteurs. Leur dessein était d’intégrer de nouvelles connaissances dans une vision chrétienne du monde. L’histoire textuelle de ces traductions est souvent difficile à établir et les contacts à reconstruire très précisément mais il ne fait aucun doute que les principaux agents de transmission et de diffusion de ces nouveaux savoirs furent des savants itinérants curieux, venus sur place s’instruire. La fréquentation des bibliothèques catalanes joua un rôle important dans la première diffusion de la science arabe dans le monde latin.

Il est intéressant de souligner que la traduction est devenue sous les Abbassides une activité très lucrative, qui ne participe en rien de l’imagerie de l’érudit nécessiteux sacrifiant tout à ses études : « Le grec des écoles syriaques n’était pas suffisant pour les nouvelles exigences des commanditaires de traductions, et les traducteurs devaient investir, par conséquent, du temps et des efforts pour bien apprendre le grec, parce que traduire du grec était devenu à cette époque une profession lucrative.(…) Les Banû Mûsâ payaient cinq cent dinars par mois pour « une traduction à temps plein ».1)

Les Croisés établis en Orient, s’alliant par mariage aux Chrétiens orientaux comme les Arméniens, vivant parfois à l’orientale même s’ils apprenaient rarement l’arabe, furent à leur manière des passeurs de culture. Les Croisades ont été le moment d’une découverte mutuelle brutale entre l’Occident chrétien et l’Orient islamique. Mais elles ne doivent pas faire oublier les multiples relations, diplomatiques et surtout commerciales, qui se sont tissées au Moyen Âge de part et d’autre de la Méditerranée. Les passeurs de culture les plus actifs ont été les marchands, contribuant à la diffusion de certaines techniques financières ou maritimes en Occident. Tel a été le cas, au XIIIe siècle, du marchand pisan Leonardo Fibonacci qui fut sans doute le plus grand mathématicien du Moyen Âge européen, il écrit un traité d’arithmétique, Liber abaci, et un ouvrage de géométrie, Practica geometriae, pour lesquels il puisera essentiellement dans les sources arabo-musulmanes.

Si les hommes de science et les poètes ont laissé leur nom à la postérité, on a rarement retenu celui des maîtres artisans, installés sous les murs du palais ou dans les ateliers royaux, qui ont façonné les multiples objets d’art consommés par le souverain et sa cour. Venus de tous les horizons, de toutes confessions mais se convertissant souvent à l’islam en entrant au service du prince, ils ont pourtant contribué à l’émergence d’une éblouissante culture matérielle. Dans des palais où les pièces n’avaient pas toujours un usage déterminé, mais changeaient de fonction avec les saisons, on accordait un soin tout particulier au mobilier, que l’on déplaçait d’une résidence à l’autre. Les tapis et les coffres, les céramiques et les objets de métal incrusté (bassins, plateaux, chandeliers), portant bien souvent le nom de leur destinataire en une calligraphie soignée, étaient de véritables objets d’art. Dans ce cadre luxueux, la vie de cour des souverains de l’Islam donna naissance à un véritable art de vivre, célébré par une iconographie profane représentant sur tous les supports possibles des chasseurs et leurs proies, des musiciens et leurs danseurs, des convives et leurs coupes de vin. Les interdits coraniques, du vin et de l’image, y étaient délibérément ignorés. Cet art de vivre, qui exaltait la richesse des cours islamiques et la puissance de leurs souverains, fit une vive impression aux barons et chevaliers des Croisades.



Pour aller plus loin


"Abû Ali Ibn Sîna (980-1037)", Ahmed Djebbar, Université de Lille

"Abû Bakr Ar-Râzî (865-935)", Ahmed Djebbar, Université de Lille

"Abû I-Qâsim Az-Zahrâwî (936-1013)", Ahmed Djebbar, Université de Lille

"Albert le Grand", Alain de Libéra, Collège de France


"Al-Fârâbî (vers 870-950)", Ahmed Djebbar, Université de Lille


"Al-Hasan Ibn Al-Haytham (965-1041)", Ahmed Djebbar, Université de Lille

"Al-KindÎ (801-866)", Ahmed Djebbar, Université de Lille


"Averroès", Alain de Libéra, Collège de France


"Averroes et l'interprétation de la loi", Ali Benmakhlouf, Université Paris-Est Créteil

"Avicenne", Alain de Libéra, Collège de France


"Bernard de Chartres (XIIème siècle)", Ahmed Djebbar, Université de Lille

"Gilles de Rome", Alain de Libéra, Collège de France


"Godefroid de Fontaines", Alain de Libéra, Collège de France


"Grégoire de Rimini", Alain de Libéra, Collège de France


"Guillaume d'Ockham", Alain de Libéra, Collège de France


"Henri de Gand", Alain de Libéra, Collège de France

"Jean de Jandun", Alain de Libéra, Collège de France


"Jean Duns Scot", Alain de Libéra, Collège de France


"La civilisation arabo-musulmane: textes croisés", Youssef Seddik, EHESS, Paris

"La doctrine de la connaissance sensible selon Avicenne et son influence sur la pensée latine médiévale", Meryem Sebti, CNRS

"La doctrine de la guerre d'Averroès", Maroun Aouad, CNRS


"Le cycle du savoir selon les auteurs arabes", Charles Genequand, Université de Genève

"Les disciplines historiques dans le monde musulman et en Occident", Abdessalam Cheddadi, Université de Rabat

"Les grandes figures: Al Afghani, Muhammad Abduh et Al Kawakibi", Abdennour Bidar

"Mathieu d'Acquasparta", Alain de Libéra, Collège de France


"Mohammed Iqbal", Abdennour Bidar


"Sohrawardi et Ibn Arabî: lumières d'Orient", Ali Benmakhlouf, Université Paris-Est Créteil

"Thomas d'Aquin", Alain de Libéra, Collège de France


"Traduire et transmettre: la traduction comme moyende diffusion du savoir", Ali Benmakhlouf, Université Paris-Est Créteil

1) Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, Paris, Aubier, 2005, pp. 213-214.